L'anti-somnambulique | Retour à l'accueil |
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Dans le Gorgias, dialogue de Platon, Calliclès soutient que la philosophie ne doit être étudiée que par une seule catégorie d'individus : les adolescents. Pourtant l'expérience actuelle de
l'enseignement de la philosophie montre que les jeunes sont peu motivés par cette étude, alors qu'il
y a une forte demande de la part des adultes. Y a-t-il un âge déterminé de la vie propice à la
réflexion philosophique ? Quand est-il temps de philosopher ? Pour Calliclès l'adolescence est le moment de la vie où l'on s'instruit, alors que l'âge adulte est celui de l'action dans "le cœur de la cité et les assemblées" (l.17). Le savoir philosophique, par la hauteur de vue qu'il requiert (point de vue d'universalité) , par l'ouverture d'esprit qu'il favorise (fonction critique), affermit chez les jeunes gens une capacité de pensée autonome, il leur donne l'audace intellectuelle qui les rend capable "d'actions belles et généreuses" (l.14), il en fait des hommes libres (l.13). Ainsi Calliclès pense que la raison d'être de la philosophie est "l'instruction" (l.1) en vue de l'action, action dont le but est d'acquérir la meilleure place sociale (l.17). Etant donné que la philosophie est réflexion, c'est-à-dire suspension de l'action, elle ne peut que contrarier l'épanouissement de l'homme au sens où l'entend Calliclès, si elle est pratiquée à l'âge adulte. Cette thèse est forte. Elle repose sur un principe simple qui attribue à chaque âge de la vie une nature propre : chaque individu devrait avoir le comportement correspondant à sa nature. En ceci elle semble parfaitement cohérente. Mais est-elle suffisamment réfléchie ? On remarque que Calliclès abonde en arguments subjectifs — par exemple : "j'éprouve" (l.4), "me paraît" (l.6 et 13), "j'aime" (l.12), "je tiens" (l.15) — comme s'il recevait telle une évidence cette loi de la nature qui assigne à chaque âge un comportement déterminé, et jugeait toute discussion à son propos déplacée. Pourtant l'homme a une histoire, c'est-à-dire qu'il a été capable de choisir différents types de comportements contrairement aux autres espèces animales dont la manière de se comporter est qualifiée de naturelle parce qu'elle reste toujours la même. L'homme ne serait-il pas seulement naturel ? Si l'homme ne pouvait viser que des buts prescrits par sa nature, fut-elle déterminée par son âge, il n'aurait d'autre liberté que de se donner les moyens d'obtenir ce qu'il désire. Mais, comme le montre S. Weil (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale) cette liberté comme capacité de satisfaire ses désirs n'est rien d'autre que la liberté du petit enfant ; elle ne peut en aucun cas rendre compte de l'idéal de liberté qu'ont les hommes. Ainsi que l'établit cet auteur, à travers cet idéal, c'est la liberté comme capacité de définir eux-mêmes le but de leurs actions que visent les hommes (ibid.), ceci en prenant position par rapport aux nécessités qui s'imposent à eux, en particulier les nécessités naturelles. Cette capacité de prendre position par rapport aux nécessités naturelles distingue radicalement l'espèce humaine des autres êtres naturels. Quelle conséquence cela a-t-il sur la pratique de la philosophie ? Si l'homme est non pas déterminé par sa nature, mais libre quant à ses buts, cela le met en demeure de réfléchir rationnellement sur sa condition humaine, sur le monde dans lequel elle doit s'exprimer et sur les buts qu'il peut donner à son existence : il lui faut philosopher. Or les solutions qu'il peut entrevoir ne sont jamais définitives, parce que sa condition n'est pas définitivement enfermée dans une nature. Il se trouve constamment confronté à des termes de choix inédits qu'il doit penser à nouveaux frais. Il apprend toujours mieux ce qu'il est au fur et à mesure que son expérience de la vie s'enrichit. Il a toujours matière à essayer d'y voir plus clair. Il n'en a jamais fini de philosopher. Tout le monde devrait-il donc toujours philosopher ? Il est clair que l'individu humain ne va pas dès la naissance penser ses buts. Il y a donc un seuil inférieur du temps en lequel il peut philosopher. C'est le moment à partir duquel il prend conscience qu'il doit décider par lui- même du sens à donner à sa vie. Il faut que l'âge de raison soit atteint, ce qui advient à partir de l'âge de six ans. Mais il faut surtout que l'individu soit mûr pour remettre en cause la conception du monde dans laquelle il a baigné en grandissant — ce que Gramsci appelle sa "philosophie spontanée" (Cahiers de prison) — ce qui présuppose une prise de distance radicale par rapport aux adultes proches. Cela ne se réalise qu'avec ce qu'on appelle la crise de l'adolescence, laquelle se produit vers quinze ans. Il n'est pas possible de souscrire à la thèse de Calliclès : Il faut philosopher à l'adolescence parce que c'est l'âge pour s'instruire ; les adultes, eux, doivent agir. L'homme, en effet, contrairement à l'animal, n'est pas enfermé dans une nature qui définirait son comportement, il est libre de penser par lui-même les buts de son existence. Il est donc toujours temps de philosopher pour réaliser cette liberté, à partir du moment où l'on en a la maturité psychique et morale, c'est-à-dire à partir de l'adolescence. Ceci étant établi, reste posé le problème des modalités de l'entrée dans la réflexion philosophique, tant il est vrai que l'autonomie de l'adolescent se réalise volontiers par réinvestissement imaginaire de nouvelles figures tutélaires qui ne produit qu'un changement de "philosophie spontanée", plutôt que par l'exercice de la pensée par soi-même.
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