L'anti-somnambulique
Retour à l'accueil
Cours de philo      

Le Logos de Thalès à Aristote


    La Raison est la forme de la pensée universellement valorisée, selon laquelle partout dans le monde on éduque les jeunes générations.
   Pourtant l'apparition du discours rationnel (en grec Logos) est, relativement à l'histoire humaine, assez récente - VIIIe à VIe avant JC.
    Pourquoi le Logos est-il apparu ? Qu'apporte-t-il en fin de compte aux hommes ? Quelles en sont les limites ?

1. Une parole pacificatrice

On s'appuie dans cette partie surtout sur JP Vernant, Les origines de la pensée grecque.

1.1 Une nouvelle pratique de la justice

    En Grèce, entre le Xe et le VIIIe siècle avant JC, le développement des échanges marchands en Méditerranée orientale a favorisé la montée en puissance d'une classe moyenne (commerçants, artisans, marins), intéressée au maintien de la paix et de la sécurité. Pour sortir d'un état de violence endémique lié au cadre politique d'alors (multiplicité de principautés constamment en rivalité), elle a imposé une nouvelle pratique de la justice. Ne plus fonder l'acte de justice sur une sentence royale, ni sur une épreuve ordalique, mais sur un jugement prononcé par un juge au-dessus des parties, au terme d'un débat contradictoire qui lui a permis d'examiner et de comparer les arguments afin d'amener au jour la vérité objective.
    Une telle justice implique une maîtrise nouvelle du raisonnement déductif. Elle a l'immense supériorité sur la justice royale de mettre tout le monde définitivement d'accord.

1.2 Un nouveau statut du discours

    A partir de cette époque (VIIIe siècle), la justice se rend désormais de plus en plus sur l'agora (place publique) qui devient désormais le centre de la Cité.
    Dans l'agora, tout le monde a une égale possibilité d'accès aux règles qui régissent les décisions (le droit). D'ailleurs il s'agit de l'époque où en Méditerranée orientale, l'écriture n'est plus privilège royale, mais devient accessible à tous. Tout le monde peut donc avoir accès aux textes de lois, les discuter, en vérifier l'application.
    On comprend que la révolution judiciaire en a d'emblée appelé une autre, proprement politique, qui a abouti à la fondation de la démocratie grecque, traditionnellement attribuée aux sept Sages (début du VIe siècle).
    Ce qui est décisif dans ces transformations, c'est la nouvelle importance sociale que prend la parole. Elle devient le principal instrument de pouvoir, remplaçant, et cela est absolument inédit, la possession des armes et des chevaux.
    Mais c'est une parole métamorphosée. Auparavant elle prenait sa valeur de la bouche de qui la proférait ; c'étaient des "maîtres de vérité" (le devin, le poète, le roi), c'est-à-dire des personnages inspirés, que l'on reconnaissait exprimer une volonté transcendante. Leur parole était muthos (parole mythique) c'est-à-dire sacrée, qui oblige aussitôt prononcée, impérative. Désormais est privilégiée une parole qui trouve toute sa valeur en elle-même. Tout membre du corps social est habilité à la dire, et elle ne s'impose que par l'accord de tous. C'est donc une parole-dialogue, exposée à l'examen public, qui peut être remise en cause et améliorée.
    Cela signifie que cette parole, alors appelée Logos, doit inclure en elle-même des critères de valeur. Ces critères, ce sont les règles de la logique, essentiellement les principes de non-contradiction et de déduction. Elles font du Logos un discours réglé : tout ne peut être dit, et, contrairement au discours mythique, un certain nombre de propositions sont d'emblée invalidées.

    Nous allons voir comment historiquement s'est développé l'appropriation du Logos.

2. Le panlogisme antique

    Tout se passe comme si, la valeur du Logos étant avérée au niveau social, les Grecs, dans une première période, avaient voulu l'exporter dans les autres domaines de la pensée.

2.1 La philosophie

    Avec Thalès et ses successeurs (les Milésiens), l'emploi du Logos est généralisé à la quête d'un savoir du monde. Ils ne cherchent plus le principe d'explication des phénomènes dans une instance transcendante (discours mythique), mais dans une réalité immanente (discours rationnel). Ainsi sont proposés l'eau, pis l'air, puis la matière indéterminée, comme principe du cosmos.
    En adoptant ce point de vue, ils considèrent le monde comme homogène, dépourvu de secteurs privilégiés relevant d'autres règles de fonctionnement (domaine des dieux, des miracles …). Chaque élément du monde est soumis comme tous les autres aux même lois de la nature. Voir les conséquences pour la formation du projet scientifique dans "La leçon de Thalès".
    Cette homogénéité permet la prévalence d'une vision géométrique du monde : il s'agit de tracer la figure cohérente et équilibrée du cosmos, et non plus de raconter l'histoire événementielle de sa genèse.

2.2 Le pythagorisme

    Cette promotion de la théorie rationnelle amène sur le devant de la scène les objets mathématiques. En effet nulle part on ne perçoit de manière plus pure les qualités du Logos que dans les mathématiques. Elles sont le discours où tout le monde peut toujours se mettre d'accord.
    Au VIe siècle les mathématiques sont essentiellement l'arithmétique qui est la science des nombres (les figures géométriques étant traitées en tant que mesurables).
    Pythagore enseigne alors que les nombres sont la valeur absolue : "Tout est nombre !". La "science" pythagoricienne adjoint un nombre à chaque réalité, et le tient pour son essence même. Il y a un nombre du mariage, de la justice, et de chacune des vertus, comme il y a un nombre pour chaque note de musique, pour chaque constellation du ciel et pour chaque figure géométrique ! La quête ultime étant de découvrir la formule arithmétique de l'harmonie du cosmos.
    Quelle ne fut pas la surprise des pythagoriciens de découvrir au cœur de la géométrie une longueur des plus communes (la diagonale du carré) qui ne pouvait être mesurée! Ce scandale de la découverte des irrationnels aurait provoqué, dit la légende, le suicide de son auteur.

2.3 Les Eléates

    Dans l'effort pour plier la conception du monde aux exigences du discours rationnel, les éléates, dont le chef de file fut Parménide (début du Ve siècle), s'opposèrent vigoureusement aux Pythagoriciens.
    En effet dire que l'univers est nombre, c'est affirmer qu'il est constitué par des réalités éternelles (les nombres ne sont pas affectés par le temps) et discontinues.
    La discontinuité implique qu'il y a du non-être entre les êtres.
    L'univers serait donc un composé d'être et de non-être. Cela est contradictoire, car cela revient à dire que le non-être est !
    Pour retrouver le chemin de la vérité, Parménide affirme : "On ne peut saisir par l'esprit le non-être", il faut donc s'en tenir à une seule thèse : "Il faut dire et penser que l'être est"; si l'on en dit plus on entre dans la pensée du non-être, par exemple en disant que l'être est non-créé, non-périssable, etc.… D'ailleurs dire que l'être est c'est encore trop dire car cette affirmation requiert obligatoirement la pensée de la possibilité que l'être ne soit pas !
    On voit qu'en suivant cette exigence d'absolue cohérence logique, le discours philosophique en vient à s'abolir lui-même.

    Zénon d'Elée, disciple de Parménide, en appliquant un tel discours rigoureusement logique, à l'étude du mouvement en arrive à démontrer son impossibilité (paradoxe d'Achille et de la tortue : Achille ne rattrapera jamais la tortue car il doit toujours auparavant atteindre le point d'où elle est partie et où elle n'est déjà plus !)

    Ainsi en donnant une valeur absolue aux caractères logiques du discours, on en arrive à perdre de vue la réalité telle qu'on la vit.

3. Penser l'irrationnel

3.1 Héraclite ou la pensée du devenir

    Contre le dogmatisme logique des Eléates, Héraclite (Ve siècle) opère un retour à la réalité vécue.
    Or l'enseignement le plus général de l'expérience est que toute réalité est prise dans un mouvement universel auquel on ne peut assigner ni commencement ni fin : le devenir. "On ne descend jamais deux fois dans le même fleuve."
    Pourquoi tout change-t-il? Parce que "La guerre est le père et le roi de toutes choses." Héraclite installe donc la contradiction au cœur, du monde. Le monde est foncièrement irrationnel, la pensée rigoureusement logique ne peut que le manquer.
    Hegel montrera au XIXe siècle que le devenir est l'illogisme par excellence (à moins de promouvoir une nouvelle logique : la logique dialectique) ; ce qui "devient" c'est ce qui est et qui n'est pas en même temps, c'est donc la paradoxale synthèse des deux contradictoires par excellence: l'être et le néant.

3.2 Les Sophistes

    Au milieu du VIe siècle, il apparaît à certains Grecs que le Logos n'a pas tenu ses promesses. Il n'a pas été capable de réaliser l'accord des esprits sur une conception du monde déterminée. Les doctrines coexistent et se contredisent sans qu'on puisse les départager.
    Une nouvelle génération de penseurs apparaît - les Sophistes - qui en tirent les conséquences. Avec eux le Logos réduit ses prétentions : il ne vise plus à dire la vérité du monde, il est moyen de promotion individuelle. Moyennant rémunération, les Sophistes enseignent à des jeunes gens l'art de bien utiliser le Logos afin d'emporter la conviction, et les suffrages, dans les assemblées de la démocratie.
    Pour les Sophistes si, comme le dit Héraclite tout devient, alors il n'y a rien de permanent sur quoi fonder une vérité absolue, seule compte alors sa propre vérité, c'est-à-dire en fait son intérêt particulier. Gorgias (-488, -380) affirme: "L'individu est la mesure de toutes choses."

    On aboutit ainsi, en rabaissant inconsidérément les prétentions de l'esprit humain, à un Logos qui se nie lui-même. Il était apparu pour réaliser le libre accord entre les esprits, il est devenu avec les Sophistes un instrument de pouvoir individuel; le problème de la violence sociale, qu'il avait permis de résoudre, menace de réapparaître. C'est alors qu'intervient Socrate.

4. Première synthèse de l'être et du devenir : Empédocle et Démocrite

    On ne peut s'en tenir à une pensée homogène au Logos, la pensée de l'être. mais la pensée du devenir fait se dérober sous nos pieds toute vérité stable, et à la limite il n'y a plus rien à penser.
    Deux penseurs du Ve siècle vont faire un compromis entre Parménide et Héraclite, posant à la fois un être permanent et un principe de changement.

4.1 Empédocle

    Il pose quatre éléments primordiaux : l'eau, l'air, le feu et la terre ; auxquels il applique deux principes antagonistes qui engendrent le changement : l'amour et la haine.
    L'amour qui unit, et la haine qui sépare dominent alternativement, engendrant des cycles de plusieurs milliers d'années au bout desquels les événements se reproduisent exactement semblables (Eternel Retour).

4.2 Démocrite

    Il conçoit l'être comme étant constitué d'une infinité d'atomes, c'est-à-dire d'éléments invisibles et indivisibles (atomos = insécable), qui diffèrent par leur forme et leur position. Il admet l'existence du vide (le non-être existe).
    Le mouvement qui change la position des atomes, les agglomère ou les sépare, a de tout temps existé et existera toujours.
    Tous les phénomènes de la nature sont le résultat nécessaire du mouvement des atomes. Nul besoin de faire appel à une quelconque instance transcendante pour expliquer ce qui est.
    D'où une certaine "légèreté" de l'homme qui a compris qu'il n'a de compte à rendre à aucun dieu, et peut se consacrer pleinement au plaisir de vivre. Selon la tradition Démocrite riait de tout.

5. Nouvelle synthèse de l'être et du devenir: la lignée socratique

    Les synthèses métaphysiques des derniers présocratiques sont intéressantes mais entachées d'arbitraire car elles se prononcent sur des réalités hors d'atteinte de l'expérience.

5.1 Socrate

    Il révolutionne la pensée en montrant que l'enjeu de l'engagement des hommes dans le Logos est essentiellement pratique : il oriente les hommes vers les valeurs propres à promouvoir leur dignité personnelle et une vie sociale harmonieuse.
    Il défend l'exigence de cohérence contre les Sophistes en montrant que leur position est contradictoire. La proposition: "L'individu est la mesure de toute chose" se donne dans sa forme comme proposition universelle, alors que son contenu nie la possibilité d'une proposition universelle. Cf Platon Théétète 17la.
    Il rétablit le Logos dans sa valeur intersubjective (en tant qu'il signifie un accord fondamental entre les sujets). Pour commencer à philosopher, il faut dépasser les préjugés et les points de vue particuliers à chacun pour parvenir à une définition commune des notions en cause.
    Enfin il montre que ce souci de la vérité rationnelle est la vertu elle-même; et il en porte témoignage par sa propre vie: disponibilité au dialogue philosophique dans les lieux où se retrouvent les athéniens, renoncement aux biens matériels et aux honneurs.
    Le pouvoir athénien s'est cru menacé par cet exemple de liberté au point de le condamner à mort et de l'exécuter pour "impiété et corruption de la jeunesse" en 399 av. J.C.

5.2 Le platonisme

    C'est avec Platon (-428 à -348) que se structure de façon cohérente une conception du monde faisant droit, d'une part à la valeur irrécusable pour les hommes du Logos (oui, la Raison donne accès à l'essentiel), d'autre part à l'expérience incontournable du devenir et de son irrationalité. Le monde tel qu'il est donné dans l'expérience, le monde sensible, n'est pas le vrai monde, mais son image dégradée; le vrai monde, le monde des Idées, est éternel et s'atteint par la Raison.
    Platon fut l'élève de Socrate, et choqué par sa condamnation à mort, il a voulu par toute son œuvre, en le mettant en scène dans des dialogues fictifs, réhabiliter la valeur du message socratique: la vie humaine n'aurait aucun sens si l'on n'accordait pas une valeur transcendante aux êtres de raison.

5.3 L'aristotélisme

    Elève de Platon, Aristote (-384 à -322) développera la conception du monde qui aura la plus grande influence historique. Diffusées en Europe à partir du VIIIe siècle, par des penseurs arabes, les idées d'Aristote, intégrées à la révélation chrétienne (St Thomas), formeront le cadre de toute pensée occidentale jusqu'au XVIIe siècle.
    Aristote n'accepte pas la dichotomie radicale opérée par Platon sur la réalité; tout son effort théorique va tendre à sauvegarder l'unité du réel. Pour cela il installe, avec la notion de forme, l'intelligibilité rationnelle au cœur de la réalité sensible. La forme est dans un être la raison de son changement, la perfection propre à un être étant atteinte lorsqu'il a pleinement actualisée sa forme.
    Le monde se distribue en une hiérarchie d'êtres selon la nature de leur forme. Au plus bas se trouvent les êtres inanimés qui ont besoin d'autres êtres pour prendre forme (telle l'argile pour le potier). Au plus haut se trouve l'être dont la forme est pleinement réalisée (qui est donc immuable), et pour lequel toutes les autres formes se réalisent : Dieu.
    La morale d'Aristote se déduit de la position intermédiaire des hommes. Ils ne pourront atteindre le Souverain Bien qu'en réalisant leur forme qui est contemplation de la vérité c'est-à-dire de Dieu et donc de l'harmonie cosmique qu'Il réalise. Mais pour cela ils leur faut vivre, c'est-à-dire se colleter avec la matière et les formes qui lui sont inférieures afin de les faire servir à ses fins supérieures. Or le monde de ces formes inférieures (le monde sublunaire) est caractérisé par le hasard et la contingence, l'homme ne peut donc pas déterminer de façon certaine comment agir pour la satisfaction de son âme (pour Aristote la forme propre à l'homme est son âme).

Conclusion

    Malgré son caractère rapide et lacunaire, cette brève histoire de la pensée du point de vue du positionnement des premiers philosophes par rapport au Logos a le mérite d'esquisser un cadre pertinent d'intelligibilité de la pensée philosophique. On s'aperçoit en effet que nos prédécesseurs grecs ont exploré les principales options de l'intervention du Logos dans la constitution d'une vision du monde si bien que les grands courants de pensée contemporains peuvent être clairement reliés à ces doctrines de l'Antiquité. Qui ne voit que les "philosophies de l'Histoire" s'inscrivent dans le cadre tracé par Héraclite, que les sciences physiques se rattachent à une métaphysique démocritéenne, que le pragmatisme est l'héritier direct de la sophistique,… ?
    Il reste que malgré les vertus du discours rationnel - régulation et harmonisation de la vie sociale, universalisation de la pensée, élévation de la dignité humaine - les hommes ne peuvent s'installer purement et simplement dans le Logos comme dans un monde de paix. Constamment ils doivent le confronter à l'irrationnel qui sourd de leur existence même, se déclinant comme devenir, mouvement, désir, durée, etc.…
    Mais peut-être est-ce en cette limitation que le Logos est le plus précieux. Car elle ne le laisse pas sans voix. On l'a vu, le discours rationnel peut intégrer l'irrationnel, surmontant ses limites dans l'acte même où il les reconnaît. Cela signifie que le Logos ne peut devenir un discours définitif. La pensée philosophique demeure une aventure ouverte. Génération après génération tout un chacun est requis de reprendre et d'approfondir la lucidité de l'homme sur le monde dans lequel il vit et sur ce qu'il doit y faire. Pascal : "La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela". Pensées, Br. 267.

m'écrire    PJ Dessertine