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L'anti-somnambulique | ![]() Retour à l'accueil |
En plein dans le 2000 ! |
Il fut un temps, un long temps – du XVII° au XX ° siècle – où la raison indiquait la voie du progrès humain, et où l'imagination, particulièrement parce qu'elle se déclinait volontiers sous la forme de la superstition, était considérée plutôt comme expression d'obscurantisme.
Notre constat de départ, c'est la nouvelle position de l'imagination, bien haut dans le ciel des valeurs, au point que même les milieux qui se veulent les plus progressistes, s'en prévalent, et semblent même la considérer comme un moyen de libération (voir par exemple la littérature anarchiste récente en laquelle très souvent "imagination", ou "imaginaire", fait titre). Héritage peu réfléchi apporté par la génération 68 ? Mouvement du balancier de l'Histoire qui avait trop pointé le rationalisme marxiste avec ses conséquences inhumaines ? Il nous semble que la valorisation contemporaine de l'imagination joue trop comme une évidence. Nous proposons de la réfléchir afin de mettre un peu de lumière sur les enjeux qu'elle représente.
Il faut remarquer d'emblée que toute valorisation de l'imagination apparaît aujourd'hui comme congruente à l'idéologie dominante. «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles»écrivait Debord au début de La société du spectacle (1967), précisant au paragraphe suivant : «Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation»C'est d'abord par le moyen de l'image que sont induits les comportements dont le pouvoir se nourrit et prospère. C'est par l'image que se réalise aujourd'hui cette "tyrannie douce" que Tocqueville avait pressenti comme avenir possible de la démocratie : «Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse» (De la démocratie en Amérique, 1840)La conscience imageante est l'interface par laquelle ces conditionnements peuvent s'opérer en douceur, sans douleur, sans sentiments de contrainte. Pour cela il faut deux conditions essentielles :
C'est pourquoi aussi l'une des opérations idéologiques essentielles – quoique très peu aperçue (mais en matière de politique idéologique, le moins dit est le plus décisif) – est la valorisation de la conscience imageante, et avec elle du visuel, de l'image, de l'imagination, du spectaculaire, etc., et corollairement la dévalorisation de la conscience discursive, c'est-à-dire de la parole qui examine, argumente, raisonne, se soucie de la vérité, celle que les Grecs, eux, valorisaient sous le nom de "logos". Jacques Ellul, naguère, dans un ouvrage trop oublié, avait très bien analysé le phénomène : «Telle est donc aujourd'hui notre situation. Au travers de l'efflorescence des images artificielles sans limites, nous avons ramené la vérité à la réalité, nous avons banni l'expression timide et mouvante de la vérité» (La parole humiliée, 1979)La valorisation de l'imagination est-elle seulement un symptôme d'assujettissement idéologique ? Peut-elle avoir aussi un sens libérateur ?
Il faudrait alors pouvoir opposer une bonne imagination, libératrice, à une mauvaise imagination, aliénante. Mais selon quel principe réaliser cette dichotomie ? Reste la possibilité d'une distinction selon la forme. Car ce qui semble bien caractériser tout imaginaire idéologique, c'est son caractère figé, répétitif, convenu. Les images émanant des pouvoirs sociaux n'inventent pas, elles répètent ; elles n'étonnent pas, elles choquent, ou agressent ; elles ne séduisent pas, elles racolent ; elles n'émerveillent pas, elles sont objets de voyeurisme ; elles n'ouvrent pas notre imaginaire, elles le rabattent sur de vieilles lunes. L'idéologique, dans un film, c'est sa manière d'enfiler les clichés comme des perles ; l'artistique, dans un film, c'est sa manière de proposer des images inédites qui ouvrent notre vision du monde. Cette distinction entre une forme ouverte de l'imaginaire et une forme fermée, entre un imaginaire protéiforme, labile, vivant, et un imaginaire figé, gelé, mort est donc la distinction pertinente que nous cherchions qui justifie que l'on puisse opposer un usage libérateur de l'imagination à son usage asservissant. Mais comment être certain que nous avons à faire à un imaginaire ouvert ? Car la distinction qui vient d'être proposée se fonde essentiellement sur des critères subjectifs ; si bien qu'à en rester là, toute image idéologique pourrait se faire passer pour libératrice.
Alors examinons de plus près la production de cette forme fermée de l'imagination. La clôture vient du fait que l'imaginaire est utilisé comme moyen pour influencer les comportements de ceux à qui les images sont adressées. Les images sont prises dans une intention rationnelle, celle qui accorde des moyens à une fin. Le choix, la forme, le contenu, le contexte des images, tout cela est déterminé par une instance qui est extérieure à l'imaginaire et qui est un calcul rationnel.
Nous constatons, dans l'opération idéologique, une inversion du processus naturel : la raison n'est plus subordonnée à l'imaginaire, c'est l'imaginaire qui est subordonné à la raison (sans perdre de vue que cette raison est à son tour subordonnée à l'imaginaire propre du producteur d'images, par exemple une fantasmatique de la domination – mais cet imaginaire-là est publiquement forclos).
Pour celui qui subit constamment ces images émanant des pouvoirs sociaux, à peu près chaque image vue concerne son désir ; elle s'agrège alors spontanément au noyau imaginaire correspondant à ce désir, dont elle se donne comme une variation ; elle va donc être traitée, dans la logique de l'imaginaire, comme l'expression possible des fins propres de l'individu.
Les images asservissantes sont donc des moyens, mais ne le font pas savoir. Ce sont des images qui manifestent une intention délibérée, rationnelle, concernant le récepteur, sans la moindre métacommunication permettant de situer cette intention (métacommunication qui ne pourrait consister qu'en signes du langage, dedans ou autour des images, et se référant à elles).
La tendance actuelle à valoriser inconsidérément l'imagination recèle, à notre sens, de réels dangers pour la liberté humaine dans la mesure où elle continue à être irréfléchie : elle favorise en effet une forme de "tyrannie douce" par le moyen d'un imaginaire imposé émanant d'intérêts particuliers. Et le premier de ces procédés semble bien être d'induire dans la conscience collective une valorisation irréfléchie de l'imagination ayant pour corollaire une dévalorisation du discursif.
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