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L'anti-somnambulique | ![]() Retour à l'accueil |
En plein dans le 2000 ! |
Notre point de départ est le constat d'une étonnante convergence entre les caractéristiques de la communication sur la Toile et les réquisits du discours rationnel. Un texte mis sur Internet est déconnecté de son auteur dont les qualités personnelles restent inaccessibles ; ce texte ne doit trouver ses titres de valeurs qu'en lui-même, de par ses qualités propres. De plus il doit tendre à avoir des qualités qui puissent être reconnues par quiconque, universellement, car c'est uniquement comme cela qu'il sera à la hauteur du réseau mondial dans lequel il prend place. Or ces caractères - valeur autonome et universalité - sont exactement ceux qui définissent le discours rationnel !
En effet le discours rationnel se pose toujours contre les discours d'autorité ou de persuasion, c'est-à-dire contre tout discours qui trouve ses motifs de valeur en dehors de lui-même, dans des caractères propres à la personne qui l'énonce, … ou à celle qui le reçoit. Le discours rationnel demande plutôt qu'on le juge sur ses qualités intrinsèques : la valeur de ses arguments et la validité logique de ses inférences. Juger de la validité logique d'un enchaînement de propositions est une capacité universellement partagée : Les propositions mathématiques sont par exemple les seules propositions qu'en tous temps et en tous lieux, tout homme peut comprendre (voir l'illustration par Platon dans le Ménon sur le cas d'un esclave illettré). Par contre pour pouvoir se prononcer sur la valeur d'arguments, il faut que son propre domaine d'expérience recoupe ce dont il est question dans ces arguments. Il est cependant un sujet sur lequel tout être humain a un droit égal de se prononcer, c'est celui de l'humaine condition. C'est en effet le domaine d'expérience partagé par tous, et pour lequel, en vertu du profil singulier de son existence, chacun a un point de vue original à faire valoir. Ainsi toute proposition générale sur la condition humaine, c'est-à-dire toute proposition philosophique, concerne de droit tout le monde ; chacun est habilité à se prononcer, à évaluer, à critiquer, à essayer d'améliorer. Ma thèse : C'est uniquement comme lieu d'échange de la pensée rationnelle qu'Internet peut prendre toute sa valeur. Comme lieu de rencontre, Internet sera toujours fort décevant. Il est en effet l'objet d'une grosse illusion, car s'il est le plus puissant, il est aussi le plus dépersonnalisant des médias : c'est là qu'il y a le moins de paramètres disponibles pour situer l'autre comme personne. Problème intéressant : les techniques de sons et d'images en direct tels le chat, la webcam, etc., peuvent-elles permettre de restituer personnellement autrui ? Nous ne le pensons pas. Voir notre page sur le virtuel. Comme vecteur de persuasion ou moyen d'échange marchand, Internet n'apporte rien de neuf, car il ne fait qu'étendre un type de rapport humain dont nous sommes déjà saturés. Il est d'ailleurs significatif de constater le pathétique des efforts pour sortir du simple discours qu'induit la construction de pages persuasives, efforts qui ont un prix dans l'encombrement du Réseau. C'est plutôt d'abord comme source de données qu'Internet est intéressant. Il est l'outil qui apporte enfin la possibilité pour toute conscience humaine de se "déprovincialiser" ! … Mais il ne faut pas oublier que l'information ne prend sa valeur que de l'usage qu'on en fait. Des données ne sont vraiment utiles que si elles sont réfléchies en fonction des buts qu'on se donne. Or tout but particulier n'est que moyen pour un but plus général ; de plus général en plus général, on est ainsi amené à réfléchir sur ce qu'est la condition humaine et sur ce qui est souhaitable pour elle. Nous sommes alors requis de penser au sens plein du terme c'est-à-dire philosophiquement. Ainsi, par nature, Internet a vocation à faire vivre la pensée philosophique. Voilà enfin le média universel à la mesure des problèmes universels qui se posent à l'homme, dans la mesure où ils sont traités selon les critères universels de la raison. Un tel moyen de communication était depuis longtemps souhaité par certains penseurs. Pensons à Leibniz et à sa «Drôle de Pensée…». Nombre de caractères de ce qu'est, et de ce que peut être le Réseau étaient anticipés par un jeune homme vivant il y a plus de trois siècles ! Examinons ceci : qu'aurait pu faire un Leibniz s'il avait pu disposer d'un outil tel qu'Internet ? Mais cette nécessité immanente de la pensée pour Internet n'est pas une fatalité car, comme tout fait de culture, Internet sera ce que les humains choisiront d'en faire. L'alternative serait une universalité forcée. On ne peut pas en effet exclure la possibilité qu'un type particulier d'intérêt puisse imposer universellement sa vision du monde, et donc se hisser à la mesure du Réseau. Le type humain particulier du "marchand" peut, aujourd'hui, apparaître avoir cette prétention. Cela est-il possible ? Nous ne le pensons pas. La fin de l'Histoire n'est pas advenue. La liberté d'un homme a sans doute quelque chose d'irréductible, ne serait-ce que parce qu'il est impossible de contrôler totalement son imaginaire.
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