L'anti-somnambulique
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En plein dans le 2000 !  

Drogue, dope et médication psychotrope :
la frontière floue

    Les psychotropes sont des substances qui, introduites dans le corps humain, puis véhiculées dans le sang, agissent sur le cerveau, avec pour résultat une modification temporaire des états de conscience et donc de la perception de la réalité.
    Il y a un phénomène social d'utilisation de plus en plus massive de psychotropes dans les sociétés occidentales, ou occidentalisées (que l'on peut rapidement caractériser par des valeurs - l'individualisme et l'idéal consumériste - et une manière de les concrétiser - l'activisme technique et l'échange marchand).
    Quel est le sens de cette consommation massive de psychotropes ?
    Dans quelle mesure cela est-il un bien ? Progrès de la médecine ; recul de la souffrance ; meilleure maîtrise de soi ; voire libération ?
    Dans quelle mesure cela est-il un mal ? Généralisation de pratiques toxicomanes ; perte de liberté dans la dépendance à un produit ?
    Notre démarche : essayer de cerner le comportement toxicomane pour voir dans quelle mesure on peut en généraliser la notion, c'est-à-dire l'appliquer à la médication psychotrope.

1. La toxicomanie définie par l'usage des stupéfiants

    Qu'est-ce que la toxicomanie ?
    C'est d'abord une catégorie de jugements de valeur consensuelle qui dénonce un mauvais usage de produits psychotropes.
    On reconnaît une toxicomanie dans l'usage des stupéfiants dont la définition est juridique parce qu'ils font l'objet d'un interdit légal de possession et de consommation (ce sont les dérivés du cannabis, du coca et du pavot + LSD et Ecstasy). On la reconnaît aussi dans l'usage non circonscrit de médicaments psychotropes.
    La toxicomanie se décrit comme un syndrome caractéristique dont les éléments essentiels sont :
- l'altération de la conscience ;
- la dépendance, qui est une souffrance liée à l'interruption de prise ;
- la tolérance, c'est-à-dire le processus d'atténuation de l'effet des prises qui conduit à augmenter les doses.
    La toxicomanie apparaît ainsi comme une aliénation grave et difficilement remédiable de la liberté de l'individu.

    Selon une compréhension naturelle qui est celle du sens commun, ce sont les produits utilisés qui déterminent la toxicomanie.
    Cependant cette conception manque de cohérence : l'alcoolisme (et dans une moindre mesure le tabagisme) qui présente les attributs relevés ci-dessus, n'est pas perçu comme une toxicomanie et échappe au traitement légal réservé aux stupéfiants.
    Peut-être ne faut-il pas se contenter de fonder la toxicomanie sur l'usage des stupéfiants ?

    Il est délicat, peut-être impossible, de légitimer l'idée d'altération de la conscience, par laquelle on exprime l'effet négatif essentiel de la prise.
    Comment un individu peut-il juger qu'il a plus de lucidité sur la réalité qu'un autre ?
    De quel droit peut-on se référer à une réalité absolue sur laquelle telle conscience serait plus ou moins lucide alors que la réalité ne peut pas être autre chose qu'un point de vue d'une ou de plusieurs consciences ?
    Les figures de proue de la culture hippie (Leary, Rubin, Burrough, ...) revendiquaient une démultiplication de la conscience par la prise de LSD. On peut ne pas être d'accord. Il est impossible de les contredire !

    Le phénomène humain de dépendance à des produits consommés déborde largement l'usage des stupéfiants. On sait qu'il y a une dépendance à l'aspirine, au chocolat, etc...

    La grande majorité des produits classés comme stupéfiants ont commencé leur carrière comme médicaments. La morphine servait à calmer la douleur au XIXe siècle. L'héroïne a été inventée pour sevrer de la morphine. La cocaïne a d'abord été utilisée comme produit anesthésiant.

    On ne peut se contenter de dire que c'est le produit qui fait le toxicomane.

2. La culture toxicomane

    Envisageons que ce soit un certain type de rapport aux produits psychotropes qui définisse la toxicomanie. Pour caractériser ce rapport, il faut s'intéresser aux motivations, lesquelles dépendent du contexte culturel de la prise.
    On peut user de psychotropes soit de manière individuelle, soit collective ; soit de manière délibérée, soit par obligation ; soit de manière habituelle, soit exceptionnelle.
    Or ni l'usage récréatif ou festif (collectif - délibéré - exceptionnel), ni l'usage rituel (collectif - par obligation - exceptionnel), ni l'usage mystique (individuel - délibéré - exceptionnel), ne correspondent à ce qui est reconnu comme la toxicomanie.
    La toxicomanie correspondrait plutôt à un usage individuel, délibéré et habituel. Cela signifie que le toxicomane ne vise ni la fête, ni le sentiment religieux ou poétique. Que vise-t-il ? La simple satisfaction au niveau sensible, soit le plaisir.
    La toxicomanie serait la prise de produits psychotropes de manière habituelle pour son plaisir. Cela correspondrait à un mode de vie fondé sur l'acquisition de sensations plaisantes par la prise de produits.
    Cette approche permet de comprendre la condamnation morale de la toxicomanie dans la mesure où les valeurs sociales traditionnelles et encore souvent dominantes préconisent la promotion de l'individu par le travail et le mérite. Elle permet aussi de justifier la distinction entre les deux figures sociales de la toxicomanie :
- Le toxico-contestataire qui développe une contre-culture en assumant sa marginalité. En effet il y a pour lui une forme supérieure de liberté à celle de travailler pour consommer, c'est la liberté du rêve, de la contemplation, de l'amour, de l'extension des limites de la conscience, …
- Le toxico-victime-de-la-société, celui que les circonstances défavorables ont rendu faible et qui n'a donc pas la solidité psychologique pour tenir sa place, et qui sombre dans la drogue pour échapper à la conscience de sa réalité pitoyable.

    Cette conception de la toxicomanie est-elle suffisante ?

    Elle apparaît partiale :
- Elle donne le beau rôle à l'individu socialisé et insulte la dignité du toxicomane en le considérant simplement comme victime, ce qui est le déresponsabiliser, c'est-à-dire lui refuser la reconnaissance d'être libre.
- Elle condamne la dépendance du toxicomane-contestataire sans accepter de la mettre en balance avec l'autre dépendance, celle qui lie l'homme dit normal à la société de consommation.

    Elle apparaît partielle :
    Cette vision de la toxicomanie comme expression d'une asocialité correspond de moins en moins à la réalité. On constate (voir Ehrenberg, "Le culte de la performance") que depuis les années 1980, sont venus à la toxicomanie de larges parts de groupes sociaux parfaitement intégrés. Ce sont en particulier les cocaïnomanes que l'on trouve en grand nombre dans les milieux des affaires, de la politique, et du spectacle. C'est aussi la dépendance massive des gens normalement socialisés aux médicaments psychotropes.
    On est obligé de reconnaître aujourd'hui l'apparition d'un profil porteur du toxicomane (altération de conscience - dépendance - tolérance) : des individus qui réussissent socialement mais qui doivent se "doper" pour y parvenir.
    Si l'on veut consacrer l'usage des mots, il faut ajouter à une toxicomanie par la "drogue" qui signifie fuite des contraintes sociales, une toxicomanie par la "dope" qui signifie éliminer de la souffrance afférente pour "tenir le coup" dans la lutte sociale.

    Il faut garder une définition nominale de la toxicomanie par description d'une symptomatologie caractéristique : altération de la conscience, dépendance et tolérance. Mais il faut en restreindre le champ de signification en excluant toutes les conduites qui ne relèvent pas d'un hédonisme habituel consistant à cultiver les sensations positives et fuir les sensations négatives. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi se déprendre du préjugé que la toxicomanie est nécessairement liée à la marginalité sociale.
    Mais si l'on ne peut assigner la toxicomanie ni à l'usage de produits déterminés (les stupéfiants), ni à des groupes sociaux définis, il devient difficile de distinguer clairement - c'est bien le problème de notre époque - le soin par médicaments de la toxicomanie proprement dite.
    Dès l'Antiquité on avait remarqué l'ambivalence essentielle du remède (pharmakoi), dont il suffit de faire varier certaines conditions d'administration pour qu'il devienne poison.
    Ce problème apparaît se poser avec une acuité nouvelle depuis la venue des médications psychiques.
    C'est qu'au niveau psychique les critères sont bien moins palpables qui permettent de distinguer le soin thérapeutique du soin seulement de confort (ou palliatif), et ce dernier de la toxicomanie.
    En ce point, le seul moyen pour affermir un jugement de valeur sur l'usage des médicaments psychotropes et son rapport à la toxicomanie est d'essayer de voir plus clair dans le couple de notions maladie/santé.

3. La toxicomanie comme régression.

    Qu'est-ce que la santé ? On serait bien en peine de le dire si l'on n'avait connu d'abord la maladie. C'est l'idée de maladie qui fonde l'idée de santé. (Nous nous appuyons ici sur G. Canguilhem, "Le normal et le pathologique").
    L'idée de maladie naît d'un mal-être doublé d'un sentiment d'impuissance. Ce mal-être signifie en effet une perte dans sa capacité d'agir. Le malade est contraint de replier sa vitalité sur des normes d'action plus restreintes.
    La santé est le sentiment d'assurance dans la vie qui ne s'assigne de lui-même aucune limite. Etre en bonne santé, c'est non seulement être dans une capacité d'action efficace dans une situation donnée, mais aussi être normatif, c'est-à-dire capable d'instituer des normes nouvelles d'action dans des conditions nouvelles et inédites. La santé chez l'homme, c'est l'autonomie dans l'action. La maladie c'est la réduction de la marge de tolérance de l'individu par rapport aux variations du milieu.
    La thérapie consiste à se laisser agir de l'extérieur afin de pouvoir redevenir autonome. Il y faut une assistance humaine et technique. La médication psychotrope intervient alors pour modifier les conditions de fonctionnement du psychisme afin de faciliter une thérapie de fond.
    Lorsque la prise du psychotrope est détachée d'une visée thérapeutique déterminée, elle n'est plus limitée dans le temps ; elle peut se poursuivre un temps indéfini. On quitte alors le cadrage rigoureux qui permet de déterminer le produit psychotrope comme remède, rien n'interdit plus le glissement du remède au poison. C'est dans ce contexte que l'on peut retrouver dans la prise médicamenteuse tous les caractères de la toxicomanie.

    Ce qui est essentiel ici c'est l'existence de ce renoncement à recouvrer un état de pleine santé, c'est-à-dire d'autonomie dans l'action. Comment cela est-il possible ?
    Il faut écarter ici les cas de maladies incurables qui sont manifestement marginaux lorsqu'il s'agit de jeunes ou d'adultes dans la force de l'âge, souvent pleinement engagés dans la vie sociale. Le mal-être persistant est toujours le signe d'un déséquilibre dans les rapports d'un individu à son milieu. Soit la raison déterminante en est un dysfonctionnement propre à l'individu, et il faut se soigner ; soit la raison déterminante est liée au contexte, et il faut revoir ses buts dans la mesure où ils intéressent ce contexte.
    Autrement dit, on ne devrait pas sortir de l'alternative : soit on se soigne pour recouvrer son autonomie dans l'action, soit on change les normes de son action. Or en prenant des tranquillisants, stimulants, euphorisants, etc…, sans but thérapeutique, on en sort ! Pour aller où ? Pour aller immédiatement vers les sensations positives. Or cette stratégie est éminemment régressive, c'est la stratégie du nourrisson qui, pour retrouver quelque chose des sensations positives prénatales, se cale sur le sein de sa mère.
    On peut rapidement rappeler que la satisfaction (on en a parlé ailleurs) qu'est en droit d'attendre de la vie un être humain libre, responsable de son action, ne peut pas être réduite à des sensations positives, à du plaisir, ne peut être limité à des modifications physiologiques, mais dépasse l'horizon de sa propre personne. Ce que d'aucuns ont appelé de la joie (Spinoza : la joie est le sentiment qu'apporte une augmentation de sa puissance d'agir).

    La toxicomanie, c'est l'usage de produits psychotropes en lequel, sous bénéfice d'une satisfaction sensible immédiate, on renonce à la plénitude de son action autonome sur la réalité et, corollairement, on aliène sa liberté dans la dépendance au produit. (Ainsi le dopage : il s'agit de continuer d'agir quand même sous des normes qui sont défavorables, avec l'aide de produits, dès lors que l'on a renoncé à changer ces normes).
    C'est l'accommodement à l'état de maladie en se préservant du sentiment de mal-être par assujettissement à la prise de substances dont on ne va plus contrôler totalement les modalités.

Conclusion

    C'est donc bien ce choix régressif face à des difficultés, et donc à des sensations négatives, forcément liées à l'action de l'homme dans le monde, qui nous semble essentiel dans la toxicomanie.
    Comme tout malade, le toxicomane régresse sur des positions psychiques plus infantiles, mais avec des caractères propres. D'une part il n'y a pas cette fatalité d'une altération physiologique anormale et accidentelle, mais un acte, ou des actes, positifs, qui installent dans la toxicomanie, donc une forme d'expression de la liberté. D'autre part le malade n'a pas la volonté de recouvrer sa pleine puissance d'agir, pour la bonne raison qu'il croit avoir trouvé le moyen de supprimer les mauvaises sensations.
    La toxicomanie inclurait ainsi non seulement l'usage habituel, à seul fin de bien-être, des produits catalogués comme stupéfiants, mais aussi tous les usages de confort de médicaments psychotropes non déterminés par un but thérapeutique défini.
    Il resterait à relier l'ampleur de ces conduites toxicomanes dans nos sociétés occidentales aux modes de fonctionnement de celles-ci. Qu'il nous soit permis de simplement remarquer à ce propos combien la toxicomanie s'intègre bien à l'idéologie marchande, et aujourd'hui dominante, du bonheur par la quête de sensations positives que sont censés fournir les produits de consommation.

    PJ Dessertine,  printemps 1999