L'anti-somnambulique
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En plein dans le 2000 !  

À propos d'une nouvelle forme
de violence


On peut lire l'article complet dans "Idées"– revue de philosophie – n°5, mars 2000

    Dans l'actualité, il est désormais beaucoup question de manifestations violentes de la part de jeunes, en particulier dans les établissements scolaires. Mais nous n'entendons guère, à ce propos, que le discours du pouvoir. Or celui-ci ne peut être que trompeur. En effet du point de vue de l'idéologie - du système de représentations dont se sert un pouvoir social pour se pérenniser - la violence est toujours un épiphénomène. Et à ce titre elle doit être traitée localement. Mais du point de vue d'une pensée rigoureuse, dans l'exacte mesure où elle devient un problème social, c'est-à-dire un problème suffisamment général pour exiger une réponse politique, la violence n'est jamais un épiphénomène. Que l'État soit requis à intervenir signifie en effet qu'elle ne peut plus être référée à la contingence des passions humaines, mais qu'elle est le symptôme d'une déficience dans l'état social lui-même. Il apparaît ainsi qu'il y a un paradoxe intrinsèque de la visibilité publique de la violence : le discours que l'on tient sur elle est contradictoire avec la raison même qui oblige à en parler. Cette contradiction en dénote une plus profonde : la violence comme problème social est toujours un défi que le pouvoir établi ne peut reconnaître car il remet en cause le système des relations sociales dont il se nourrit.

    Il revient donc à une pensée non partie prenante dans ces relations de pouvoir, à une pensée désintéressée, dont, entre autres, les philosophes revendiquent la prise en charge, d'investir ce problème de la multiplication actuelle de manifestations de violence émanant des jeunes générations. Elle seule peut le placer au niveau où il doit l'être : comme symptôme d'une fragilisation du tissu social.

    Une telle pensée est alors obligée de commencer par constater le caractère absolument inédit de ces formes actuelles de violence. Il ne s'agit pas de cette violence bien connue, masculine, collective, émergeant dans des circonstances bien particulières (manifs, fêtes, etc.). Sont concernés aussi bien les filles que les garçons, et toutes les classes d'âge de la jeunesse socialisée ; et ces actes peuvent se produire dans les situations de tension les plus banales de la vie sociale (une mauvaise note, un simple refus de collaboration, etc. …). Cette violence ne peut pas davantage être réduite comme expression de groupes sociaux "à risques", ou pathogènes, parce que situés en porte-à-faux du consensus social ou voués à une marginalité irrémédiable : divers événements montrent qu'elle peut venir de personnes ayant donné, par ailleurs, tous les signes d'une socialisation normale. Il s'agit d'une violence inassignable.

    Mais ce qui surprend par-dessus tout, dans ces nouvelles formes de violence, c'est la facilité d'un passage à l'acte qui n'est empêché ni par la futilité du motif, ni par la conscience d'un interdit qui devrait normalement s'interposer. Ce qui frappe c'est l'absence de toutes ces puissantes raisons - telles la rébellion sociale, la rivalité, la vengeance, ou autres emportements passionnels - que l'on s'attend à trouver derrière l'acte violent, et qui justifient que les digues de la socialité aient été rompues. La violence actuelle se donne comme arbitraire.

    Tel est le sentiment de profond étonnement qui requiert de notre part un effort d'élucidation : une forme de violence inédite est apparue qui, étant à la fois inassignable et arbitraire, récuse toutes les catégories explicatives habituelles. Tout se passe comme si le lien social était resté trop faible, insuffisamment constitué, et qu'il ne pouvait résister à certaines poussées du désir qui sont par ailleurs anodines. Nous en ferons notre hypothèse de départ : la violence actuelle relèverait d'un déficit de socialité touchant particulièrement les jeunes générations. Pour l'étayer, il convient de mettre à jour un lien entre cette insuffisance et les conditions dans lesquelles, actuellement, les individus accèdent à la vie sociale.

    En ce point on ne peut se dispenser d'admettre cette thèse toute simple : la massivité des changements dans l'environnement social des enfants, depuis deux décennies, a eu des conséquences négatives sur la qualité de leur socialisation.

    Ce qui est frappant, pour qui a vécu ces changements, c'est d'abord, au simple niveau perceptif, un processus de retrait de l'enfance de l'espace. Il s'agit d'une modification profonde du paysage humain. C'est sans doute une pulsion propre à l'enfance que sa diffusion dans tous les interstices des espaces sociaux ; on peut la comprendre comme l'aboutissement du mouvement (au sens propre !) fondamental du processus de maturation de l'enfance qui est, à partir de l'état initial de gisant, appropriation sans cesse poussée plus avant de l'espace. Cette irrigation enfantine de l'espace ne semble plus fonctionner. L'espace se ferme aux enfants. Il y a eu perte dans les espaces de jeux extérieurs au foyer familial disponibles. Les espaces encore non déterminés (terrains vagues) ont souvent disparus ; les espaces publics se sont restreints (diminution des lieux piétons, accaparement d'espaces par les véhicules automobiles) ou se sont policés (comme, entre autres, les espaces voués au commerce), devenant dissuasifs pour l'ouverture imaginaire du jeu. En fait, les lieux publics accueillant pour l'enfant, sont maintenant presque totalement confinés (école, centres aérés et de vacances, activités du mercredi après-midi, etc.). Le domaine ludique s'est trouvé de manière prépondérante enfermé dans le foyer familial, se développant principalement sous la forme d'un espace virtuel (celui des écrans), encore inconnu il y a quelques quarante ans, où le corps de l'enfant sousvit (de sousvivre, si l'on permet ce néologisme construit sur le modèle de survivre).

    Ces nouveaux usages de l'espace signifient pour l'enfant un appauvrissement relationnel. Car dans le même temps où les lieux ouverts au brassage social s'effaçaient, la distribution spatiale de l'habitat évoluait elle-même dans le sens d'une ségrégation accrue. Par exemple l'unité d'agglomération de type villageoise, qui faisait cohabiter la plus grande variété de statuts sociaux, a disparu au profit des "quartiers" déterminés par l'homogénéité d'un niveau social. D'autre part, même dans les institutions ouvertes par vocation à l'ensemble du champ social, des procédures de ségrégation sociale (souvent implicites) se sont mises en place, comme dans l'accès aux établissements scolaires, aux centres de vacances, etc. Et nous savons que la mobilité sociale, dans l'accès aux professions, a clairement reculé depuis 20 ans. A quoi il faut ajouter, pour le plus grand nombre d'enfants, la quasi-disparition de la famille élargie de l'horizon quotidien, et pour une part non négligeable, la monoparentalité. Enfin, le tête-à-tête avec l'écran et ses personnages virtuels et modélisés tient lieu, de plus en plus, de vie relationnelle.

    Si nous voulons approfondir la signification de ces transformations, il faut en considérer l'aspect mental. Il semble que, plus que jamais, l'enfant soit à la merci de l'envahissement par l'imaginaire émanant des pouvoirs sociaux :
- Les enfants sont la cible de stratégies d'influence délibérées, hautement rationalisées, vis-à-vis desquelles ils ne sont pas en état réagir. Face à la vision rendue inévitable de l'image, conçue pour apparaître comme représentant son désir, il manque encore à l'enfant à la fois la capacité suffisante de renoncement au principe de plaisir ainsi flatté, et les outils intellectuels qui permettraient de relativiser le message en le replaçant comme moyen d'un intérêt particulier. Il y a donc une prégnance difficilement résistible d'un imaginaire social imposé, à valeur idéologique.
- Par ailleurs la dimension personnelle de l'imaginaire, qui est fonction de la variété des expériences vécues, reste elle-même très fragile dans la mesure où l'enfant n'a pas eu suffisamment d'occasions de la cultiver activement, en particulier à partir des situations de jeu qu'il invente.
- Enfin il faut remarquer la faiblesse des médiations possibles entre cet imaginaire idéologique et l'enfant. Ces médiations sont fonction de la richesse des relations humaines. Elles se réalisent plus particulièrement par le discours parental, et aussi à travers un complexe d'imaginaires sociaux intermédiaires liés aux diverses appartenances (famille élargie, communautés locales, religieuses, etc.). Or l'importance, la consistance, de tous ces points d'appui, disponibles à l'enfant pour intégrer, relativiser, digérer le tête-à-tête avec les supports (sinon les suppôts) de l'imaginaire idéologique, sont en régression.

    En ce point, il paraît légitime de proposer la thèse que le comportement violent soit l'expression d'un déficit de culture de la communication. Nous prenons le mot "communication" dans son sens fort, indiqué par l'étymologie, "mettre en commun", donc trouver un terrain commun qui permette l'échange. La culture de la communication est pour nous la culture de ce dépassement des différences pour trouver un terrain d'entente. Ces passages à l'acte violent, qui se produisent en des circonstances qui ne suffisent pas à les expliquer, en seraient le symptôme. Tout se passe comme si les jeunes personnes incriminées n'étaient pas en mesure d'adopter le comportement socialement acceptable, simplement parce qu'en leur imaginaire propre celui-ci n'était pas disponible. On pourrait interpréter qu'elles n'avaient pas cultivé la communication avec autrui de manière suffisamment variée pour que l'éventail de leurs comportements possibles, dans les situations de conflit, soit ouvert jusque là. Ce qui aurait manqué à ces jeunes c'est d'avoir été confrontés plus souvent à des tensions avec autrui à un moment où ils pouvaient être en situation de trouver et d'accepter, de la part de personnes plus âgées, des modèles pour les gérer. Ce qu'ils auraient cultivé par contre, et à l'envi, ce sont des situations, en général virtuelles, où le désir est incessamment rabattu sur des positions régressives parce qu'il n'a pas à sortir de son omnipotence tautologique première pour prendre en compte la singularité d'un autre. On en serait ainsi resté à un flou de l'image de l'autre où s'estomperaient ses traits singuliers, le rendant inapte à la reconnaissance personnelle de laquelle naît, selon Lévinas, le sens de la responsabilité à son égard et la conscience d'un interdit de violence le concernant, mais le rendant apte au traitement le plus primaire du désir selon l'expéditive logique du bon et du mauvais.

    Une véritable culture de la communication, c'est une culture de la différence : apprendre à reconnaître, à jauger, à juger, à gérer les différences sans remettre en cause le lien social ; avoir une perception affinée des différences et de la manière de les aborder parce que l'on a été confronté à de multiples différents, in vivo, et que l'on s'en est sorti (rien de tel, sans doute, que le jeu collectif, surtout s'il est spontané avec ses règles immanentes, pour apprendre cela). Cette culture est en régression. Le véritable malheur qui monte, c'est peut-être bien "l'in-différence" dans les relations, qui conduit, bien sûr, à l'indifférence tout court, et à être désemparé lorsque la différence s'impose malgré tout, ce qui peut se résoudre par un acte violent.

    Nous pensons avoir montré que cette violence surprenante qui apparaît de nos jours dans les jeunes générations, n'est peut-être pas, en fin de compte, aussi arbitraire que cela. Elle aurait sa raison profonde dans l'insuffisance de la constitution du sens social des individus. Cette insuffisance serait la conséquence d'un contexte de maturation qui n'aurait pas apporté aux enfants les conditions requises pour développer une culture de la communication suffisante. Ces comportements violents seraient les réponses régressives, primaires, présociales, qui s'imposeraient par incapacité de moduler un comportement de communication adéquat. Nous avons tenté de faire sentir qu'il se pourrait bien que se tisse, aujourd'hui, sous nos yeux, un tissu social d'une inquiétante fragilité en ce qu'il pourrait se déchirer sous les tensions les plus attendues de la vie en commun. Ceci est lourd de menace pour l'avenir. Nous avons suggéré que ce soit au niveau politique qu'il faille situer les responsabilités : mainmise sur l'espace, évolution sociale ségrégative, instrumentalisation des consciences par le marketing. Il y a là motif à intervenir de manière résolue dans les affaires de la Cité.

    PJ Dessertine,  janvier 2000