L'anti-somnambulique
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En plein dans le 2000 !  

Vivre en mode virtuel

 

    Il y a une efflorescence de l'emploi de la notion de "virtuel" liée au développement de l'informatique : sports, conférences, universités, amitiés et bien d'autres réalités humaines peuvent se décliner désormais avec le qualificatif de virtuel, par la grâce d'un affichage sur écran cathodique, et, éventuellement, quelques accessoires techniques supplémentaires. Si bien que l'on peut se poser la question :
Jérémy Dessertine: Ophélie en vitrine 1999
   Qu'est-ce qui ne peut pas, en droit, devenir virtuel ?
   Qu'est-ce qui résistera toujours à la virtualisation ? Quel en est le contradictoire ?
   Et l'on ne s'en tirera pas en disant que c'est le "réel", car, justement, il n'y a aucune gêne à parler de "réalité virtuelle". Ce qui montre bien que le problème théorique du virtuel est d'abord un problème de définition.

    La "réalité" est une notion amphibologique, c'est-à-dire qu'elle change de signification suivant le niveau où on l'emploie. Ainsi, on pourra opposer au match de foot réel, le match de foot virtuel réalisé sur écran par l'intermédiaire d'un programme. Mais l'on pourra tout aussi bien dire que le sport virtuel fait désormais partie de la réalité. Le mot réalité dans les deux cas ne désigne pas le même état de faits. Et pourtant, il y a une constante : dans tous les cas le réel est ce qui me résiste, il est ce qui met à l'épreuve mon désir, ce à partir de quoi je dois développer des stratégies, qui se déploient comme connaissance et action, pour me satisfaire.

    Ces considérations nous permettent de comprendre que le virtuel n'est pas contradictoire avec le réel, que la virtualité n'est pas une alternative à la réalité. Il y a par exemple une réalité du jeu virtuel qui vient du fait que je suis confronté à un programme qui impose des règles par lesquelles doit passer mon désir de gagner. Cela est si vrai qu'une grande part du virtuel informatique a pour fonction de contribuer à la maîtrise de la réalité : soit par expérimentation comme dans les prototypes virtuels, soit pour s'entraîner (simulateur de vol, entraînement militaire simulé, etc.).

    Pourtant la réalité du virtuel doit être distinguée de la réalité des supports techniques qui signifient cette réalité virtuelle. Le bolide de F1 inscrit sur l'écran par le programme n'est pas l'écran coloré du moniteur, plus ou moins bien réglé, dont les pixels changent sans cesse de couleur. Et pourtant en tant que bolide, en image, avec ses lois de mouvement propres, il est bien réel. Mais d'une réalité qui est structurée différemment. Comment caractériser ce type de réalité qu'on qualifie de virtuelle ? 

   Remarquons qu'il n'est pas possible de caractériser la réalité virtuelle comme simulacre d'une réalité première, plus fondamentale, naturelle.

   Ainsi le masque, dont les traits grimaçants sont bien réels, est-il simulacre si l'on considère la vraie continuité du corps qui le porte et qui aboutit au visage qui se cache derrière. (Sur cette signification du simulacre comme copie illégitime : Platon, Sophiste, 233-236, et Deleuze, Logique du sens, 292 et sq.). D'abord, il n'est pas sûr du tout qu'il n'y ait de réalité virtuelle qu'artificielle : l'arc-en-ciel, le mirage semblent bien avoir les caractères essentiels du virtuel, et l'on parle aussi de la plante virtuelle contenue dans le germe, comme du développement virtuel des ensembles de Mandelbrot (géométrie fractale). Le virtuel, s'il se présente souvent sous les traits de l'artifice qui singe plus ou moins bien une réalité première qui lui sert de modèle, et donc qui peut être trompeur, ne peut être réduit à cela. La modélisation virtuelle d'une invention technique n'a aucun répondant réel, elle réalise plutôt des conceptions théoriques. Ce qui démarque décisivement le virtuel du simulacre, c'est qu'il peut réaliser des possibles qui ne sont préalablement donnés nulle part. Ainsi l'hypertexte du Web est un texte virtuel dont la réalité est totalement inédite. En quoi de telles réalités sont-elles virtuelles ?    

   Dans notre rapport à la réalité virtuelle, qu'y-a-t-il de différent de notre rapport à la réalité commune ?
   Le virtuel s'impose à nous, comme toute réalité, par des sensations. Celles-ci, on le sait, ne se limitent pas à la vue et l'ouïe. Il est aussi techniquement possible de reconstituer les stimuli tactiles et olfactifs. Ces stimulations sur le corps humain peuvent d'ores et déjà être très affinées et rien ne semble pouvoir limiter leur enrichissement indéfini par les progrès techniques.

   Mais il y a aussi, comme pour la réalité commune, possibilité d'agir. Le pointeur est la nouvelle main dans l'espace virtuel, et il est techniquement réalisable (et largement réalisé) de transposer, bien au-delà de l'action de la main, tout mouvement du corps comme mouvement dans l'image sur un écran, lequel d'ailleurs occupant tout le champ visuel, ne serait plus perçu comme tel. On est par exemple capable de restituer la dimension 3D par modification de l'image qui s'adapte au mouvement du regard en temps réel. Mais que peut-il manquer à cette réalité virtuelle pour ne pas être la réalité, tout simplement ?
    Nous proposons la thèse suivante : il manquera toujours à la réalité virtuelle un caractère essentiel de la réalité commune. Le virtuel ne sera jamais habitable. Pas plus que l'on peut repeindre l'arc-en-ciel, ou s'abreuver dans le lac-mirage du désert, on ne peut habiter la maison, truffée de webcams et autres capteurs, dont on pourrait partager, en temps réel, tous les stimuli sensoriels par l'intermédiaire d'un équipement technique adéquat.
   Nous tirons cette notion d'habitation de la Phénoménologie (Heidegger, Bâtir, habiter, penser, dans "Essais et conférences" ; et Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1ère partie, chap. 3). "Habiter" doit être compris ici au sens fort comme ouverture au monde par un espace unique qui donne lieu à mon existence parce que mon corps comme totalité en est la source absolue. Or, en réalité virtuelle, mon corps n'est toujours engagé que partiellement, par ses parties qui sont concernées par les stimuli émis ; et il ne répondra que partiellement, par exemple par l'index sur le bouton de la souris. Mon corps comme conscience d'une unité, est toujours déconnecté de la réalité virtuelle. Je n'ai pas la conscience d'un espace global qui s'ouvre à mon corps. C'est pour cela que je n'ai pas l'idée de me lever pour aller voir derrière l'écran l'objet disparu dans l'horizon de l'image. Les dix volumes de mon encyclopédie sont bien là, dans ma bibliothèque, tels que perçus dans l'espace dont je suis le centre ils ont un certain sens, et j'ai une infinité de procédures disponibles impliquant mon corps total pour en consulter n'importe quelle partie. L'hypertexte dont j'ai une page sur l'écran, n'est pas là. Il n'y a pas co-présence de lui et de mon corps. Il n'y a que des procédures déterminées et mémorisées (qui vont par exemple de la perception visuelle du lien au clic sur la souris) dans lesquelles des parties de mon corps ne sont impliquées que comme éléments d'une chaîne causale qui n'émane pas de moi.

  Il nous semble que notre sens du virtuel vient de là : nous distinguons intuitivement ces réalités qui ne sont pas sans effets sur nous, par rapport auxquelles nous ne sommes pas impuissants, à la fois en termes de connaissance et d'action, mais qui n'appartiennent pas à notre espace, que nous n'habitons pas. Le virtuel interviendrait toujours dans notre existence comme un morceau d'espace rapporté, sans solution de continuité avec notre espace de vie, parce qu'il ne saurait prétendre au même statut existentiel.
  Là serait la frontière a priori des progrès techniques dans la virtualisation: ils ne nous donneront jamais un espace à la mesure de notre corps comme totalité.

    Nous le comprenons, cette thèse a des implications pratiques. Ce n'est jamais en tant que corps global que nous pouvons participer à un espace virtuel de communication humaine (tels le chat, la téléconférence etc.). Ce n'est donc jamais en tant qu'être global, en tant que personne, dont peut-être la première signature est dans la manière dont elle habite l'espace, que nous pouvons communiquer sur le Réseau. La communication en espace virtuel est peut-être bien, par essence, lacunaire. Il y aurait alors une pathétique illusion dans cette recherche fébrile d'une communication idéalisée à travers le Réseau, dans le temps même où, dans son propre espace de vie, de plus en plus régenté par l'instance technocratique de la domination marchande, la communication s'est appauvrie.

    PJ Dessertine,  printemps 1999