L'anti-somnambulique
Retour à l'accueil
Esthétique   


L'art sans spectacle


    Ce monde, furieusement kaléidoscopique, me transporte.
    Mais où ?

    Il y a des transports qui font avancer, d'autres qui éloignent.
    Dans le trop plein d'impressions visuelles qui sollicitent, comment discriminer ?
    Comment départager entre les représentations sensibles qui me tirent en arrière, du côté de la reconduction de mes fantasmes trop insistants, et celles qui me libèrent, m'aidant à être plus lucide sur ce que je veux ?

    Il y a l'être objectif qui est perçu - sculpture, affiche, tableau, écran, etc. - pour lequel on peut s'accorder sur un certain système de caractères, accord que consacre la nomination - "c'est un chandelier !".
    Il y a l'image que l'on en prend, et qui est déterminée par un certain nombre de paramètres spatiaux (comme le point de vue), physiques (comme la lumière) et même physiologiques (comme les caractères de la vision).
    Il y a enfin la représentation que l'on s'en donne, qui nous soustrait à l'ici-et-maintenant de la perception, et qui est essentiellement fonction de l'intention avec laquelle on appréhende l'image. La représentation d'une même image, celle d'un tableau par exemple, peut ainsi nous le donner comme décoratif, beau, de grande valeur marchande, malaisé à déplacer, etc.
    C'est donc au niveau de la représentation - on pourrait dire aussi, de façon peut-être moins rigoureuse, mais plus parlante, du regard - que se joue la valeur d'une quelconque impression visuelle.

    La plupart des représentations sensibles posent des valeurs-moyens. C'est-à-dire qu'elles manifestent notre intérêt qu'autant que ce qui est perçu peut nous aider à réaliser un but qui est extérieur à lui - le tableau en tant que décoratif ne vaut que pour l'aménagement agréable d'un espace. Elles ne nous intéressent pas ici parce que leur valeur est entièrement fonction de la valeur du but qu'elles sont censées servir ; c'est ce but qu'il faudrait examiner.

   Mais les représentations sensibles peuvent aussi être elles-mêmes le but. Ainsi en est-il du tableau représenté comme beau.
    Lorsque j'accède à un tel type de représentation, mon désir a trouvé un point d'aboutissement ; il a tout ce qu'il lui faut ; et seul un événement externe, en le positionnant différemment, pourra le faire sortir de telle représentation.

   Le domaine de ces représentations-fins-en-soi est aisément identifiable par les situations que désignent les mots qui signifient l'arrêt de la conscience sur la représentation sensible satisfaisante : contemplation, fascination, fantasme, spectacle, extase,...
    Elles ont toutes en commun une sorte de mise entre parenthèse du monde extérieur, et corollairement une suspension de la durée vécue.
    Ces deux caractères - forts - peuvent induire à amalgamer ces différents types d'expériences.
    Et c'est bien là que gît notre problème.
    Car cela a un sens tout différent de prendre plaisir à regarder l'émission de variétés racoleuse à la télé, et celle de prendre plaisir à regarder un film de Casavetes.
    Mais tout autant, face à un même tableau de nu, il y a un abîme entre le regard du voyeur et le regard esthétique.
    Et l'on sait que se présentent volontiers comme artistiques des photos qui intéressent pour un tout autre regard...
    Allons vers des ambiguïtés plus fines.
    Quelle satisfaction du regard face aux peintures de boîtes de soupe de Warhol ? Aux griffures sur toile, apparemment parfaitement spontanées et aléatoires, de tel artiste contemporain ? A la mise en scène par Günter Brus d'une séance d'automutilation ?
    Et pourtant tout cela se contemple !
    Mais cela ne se contemple pas par tous et toujours de la même manière.

campbell   Il peut y avoir une vraie sensibilité esthétique face à ces boîtes de soupe. Nous voulons dire qu'il peut y avoir, dans l'expérience sensible que cette œuvre suscite, une reconnaissance que l'on se trouve en face d'une expression qui élève indiscutablement la valeur de l'humain. Par exemple, cette lucidité dans la mise à nu de l'objet de consommation.

   Pourtant c'est peut-être bien un autre regard qui est majoritaire.
   Nous pouvons prendre plaisir au spectacle des boîtes de soupe d'Andy Warhol, parce que ce sont les boîtes

Campbell's Soup 1, 1968 de soupe d'Andy Warhol.
   Et cela nous classe parmi les affranchis qui reconnaissent les audaces d'Andy Warhol, et qui méprisent ceux qui consomment bêtement leur soupe en conserve.

   Nous voudrions faire sentir qu'il se pourrait bien que, masqués derrière l'intitulé "œuvre artistique", ou "événement artistique", s'agrègent plusieurs regards possibles qui devraient être soigneusement distingués quant à leur valeur.
Günter Brus     
Aktion in München (1970) - Photographie  
 

  • Il y a le regard voyeuriste, qu'il n'est pas trop difficile de démasquer parce qu'il manifeste de façon directe une pulsion humaine plutôt banale.

  • Il y a le regard fantasmatique : dans la mesure où les formes contemplées peuvent être mises analogiquement en relation avec nos fantasmes intimes, il peut y avoir une adhésion à l'œuvre qui procède de sa capacité à signifier un désir inconscient. On peut aimer tel tableau de style naïf parce qu'il représente notre imaginaire d'innocence enfantine, et donc donne une voie d'expression à la nostalgie de cet état.
    Mais dans la mesure où notre environnement ordinaire est saturé de ce type d'images délibérément accrocheuses pour nos fantasmes, et que, justement, nous prenons soin de distinguer d'abord le domaine artistique de cet environnement de propagande, il est assez facile d'être lucide sur ce type de regard.

  • Il y a, de façon beaucoup plus sournoise, l'appréhension spectaculaire des œuvres d'art.
    En effet le regard "spectaculaire" reconnaît formellement la qualité artistique, et en cela il se donne le beau rôle face au voyeur et à celui qui est dominé par ses fantasmes. Mais cette prise en compte de la spécificité artistique n'est que le point d'appui pour un fantasme plus obscur qui est de type identitaire.
    Je participe au happening d'un Beuys, donc nous sommes les vrais révolutionnaires anti-bourgeois, et ma satisfaction est dans ce sentiment d'identité collective, qui tout autant d'ailleurs exclut l'autre qui n'est pas dans le spectacle.
    Debord écrivait :
    "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social médiatisé par des images".
    La société du spectacle - § 4
    Nous pensons pouvoir comprendre ce rapport social comme structuration d'un espace entre un groupe identitaire et le reste, c'est-à-dire les autres - différents - qui en sont exclus.
    Ce qui caractérise en effet la position du spectateur c'est la communion muette avec les autres spectateurs dans le plaisir de la représentation. Muette, c'est-à-dire avant l'épreuve des différences, lorsque les points de vue ont à se confronter dans le langage. L'œuvre d'art fonctionne ainsi comme un emblème qui catalyse, avant toute mise en rapport des individus, une identité de groupe. Mais une identité de groupe qui n'est pas allée au-delà de la fantasmatique personnelle, parce qu'elle s'est dispensée de reconnaître la réalité de l'autre qui est dans sa différence. Au fond ce que l'individu contemple alors dans l'œuvre, c'est lui-même, mais lui-même dans une amabilité démultipliée par la validation du regard des autres spectateurs. On se regarde collectivement regarder de l'art.
    L'œuvre d'art, prise dans la logique du spectacle, est miroir.
    Le regard spectaculaire réalise un fantasme narcissique.

  • Enfin le regard esthétique est le seul regard qui ne réalise pas de fantasmes, c'est-à-dire qui n'est pas pris dans les exigences de satisfaction du moi à travers une représentation sensible. Le regard en effet prend au sérieux les formes sensibles elles-mêmes et y reconnaît une prise de position sur le monde qui fait signe d'une élévation de la liberté de l'homme.
    Le regard esthétique seul appelle à surmonter les différences ; il réunit.
    "Viens voir comme c'est beau !", et je viens, et mon regard s'oriente d'emblée vers ce qui dans la présentation sensible peut valoir pour moi et les autres, disqualifiant les prétentions fantasmatiques égoïques.
    D'ailleurs retournons dans l'intime de nos sentiments pour constater que le type de satisfaction n'est pas le même. S'il n'y a qu'un simple plaisir - qui m'enferme en moi-même - du voyeurisme, et de toute image répondant à un fantasme, il y a une joie de la représentation esthétique, joie qui comme toute joie tend à irradier.
   Du point de vue général il y a intention esthétique dans une œuvre à chaque fois que le créateur y ajoute quelque forme sensible en dehors de tout intérêt particulier, gratuitement, c'est-à-dire uniquement parce que l'existence de telle forme valorise l'humain.
   La différence entre toutes ces œuvres se fait dans leur capacité à faire résonner chez autrui le sentiment esthétique.
   Mais cela dépend aussi de l'intention de celui qui perçoit. Il peut d'abord vouloir trouver matière pour ses fantasmes. Et ceci d'autant plus facilement que sa culture esthétique est moindre.
   Or parmi ces fantasmes, il y a un type particulièrement pernicieux en ce qu'il se réalise à partir de la conscience de l'étiquette valorisante "d'artistique" mise sur l'œuvre. Ce sont les fantasmes narcissiques qui se nourissent de la mise en spectacle des œuvres. Le phénomène est aggravé dans la société contemporaine où la nécessité d'imposer la pratique de l'accomplissement de soi dans la consommation a conduit l'idéologie dominante à généraliser la valorisation spectaculaire des réalités :
"Regardons-nous posséder ceci, nous intéresser à cela, participer à telle situation, etc., et confirmons-nous par là que nous avons la bonne identité, que nous sommes bien, que nous pouvons nous aimer !".
   Nous aimerions avoir accrédité l'idée qu'il y a un critère simple pour savoir si notre regard est ou non à la hauteur de la dimension artistique :
   La satisfaction que nous en tirons nous porte-t-elle vers les autres tels qu'ils sont ? augmente-t-elle notre amour de l'humanité ?

   Il reste que le contexte idéologique de ce début de millénaire est fort défavorable à l'appréhension esthétique. Des œuvres d'art multiséculairement reconnues sont utilisées sans vergogne dans les publicités, et la logique du spectacle s'impose plus massivement que jamais, les artistes contemporains n'étant pas les derniers compromis.

   Le créateur ne peut-il pas prendre un parti clair, dans sa création même, en la purifiant de ce qui pourrait faire point d'appui aux fantasmes égoïques ? En particulier, du côté de la modestie de la personnalité des créateurs, de l'absence de complaisance des formes proposées, de la trivialité des matériaux employés, de la simplicité des techniques mises en œuvre, de la sobriété des mises en espace, n'y aurait-il pas un ensemble de conditions possibles qui contribueraient à désamorcer le regard spectaculaire ?

   Notre hypothèse, une hypothèse parfaitement ouverte à l'analyse : une des motivations profondes du mouvement de l'art brut ne serait-elle pas de refonder l'art en dehors du spectacle, pour désencombrer l'accès à la valeur esthétique des œuvres ?

Mai 2001,    PJ Dessertine