L'anti-somnambulique
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Histoire de la pensée  

La question de la « cruauté » de Nietzsche


« De fait, il serait plus aimable de nous attribuer, de nous imputer, de vanter en nous, au lieu de la cruauté, quelque chose comme un excès de sincérité - nous libres et très libres esprits. Et telle sera peut-être un jour notre gloire posthume." »
Par-delà le bien et le mal, § 230
    Ce n'est pas comme personnage historique que Nietzsche nous intéresse ici.
    Nietzsche nous intéresse en ce qu'il nous donne des outils pour penser le temps présent.
    Peut-on faire l'économie de la compréhension nietzschéenne de l'Etat et de la dépendance sociale minutieuse qu'il tend à instituer ?
    Peut-on faire l'économie de la notion de "dernier homme", pour rendre compte du profil de l'homme qui se dessine à l'abord de ce nouveau millénaire ?
    Peut-on faire l'économie de l'analyse nietzschéenne du nihilisme - de sa critique de l'utilitarisme qu'elle implique - pour rendre compte de la désagrégation du sens que nous constatons ?
    Pourtant la critique nietzschéenne du monde contemporain a pour corollaire la promotion de valeurs aristocratiques, telles la hiérarchie, la noblesse de sang, le commandement et la soumission, la guerre, etc.… (voir Par delà le bien et le mal, 9° partie).
    Bref, elle inclut la justification de la violence.
    Si bien qu'il n'a pas fallu beaucoup la forcer pour qu'elle alimente les idéologies d'extrême droite, et serve de justificatif aux pires entreprises fascistes.
« Vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses propres formes, l'assimile ou tout au moins (c'est la solution la plus douce ) l'exploiter » Par-delà le bien et le mal, § 259
    Appelons cruauté cette option de Nietzsche de justifier la souffrance que l'homme fait subir à l'homme.
    Nous voudrions ici essayer d'esquisser - très rapidement et donc en traits un peu grossier - une solution à la contradiction d'une pensée à potentialité progressiste - elle peut contribuer à la libération de tous les hommes ; et à potentialité fasciste - elle peut être utilisée pour justifier un asservissement déshumanisant du plus grand nombre à une "race de seigneurs".

1. La cruauté comme élément structurel de la métaphysique de Nietzsche


    Depuis la chute du nazisme, ils ont été nombreux les interprètes de Nietzsche à gommer cet aspect de sa pensée. Au fond tous ont très allusivement glissé sur ses propos cruels pour rapidement affirmer qu'ils ne sauraient appartenir au nietzschéisme essentiel.
    Ce nietzschéisme essentiel voudrait le dépassement de la violence dans des formes supérieures de volonté de puissance, soit comme création artistique (Jean Granier), soit comme approbation "mystique" du monde (Paul Valadier), soit comme créativité collective multiforme (Gilles Deleuze), etc.
    Pourtant l'apologie de la violence est présente tout au long de l'œuvre, et en particulier déjà dès la Naissance de la tragédie (son premier ouvrage, publié à 28 ans en 1872).
    En effet la valorisation du fond dionysiaque de l'art n'est autre que la reconnaissance du caractère nécessaire "de la lutte, du tourment, de la destruction des phénomènes" § 17.
    La cruauté ne serait-elle pas une dimension essentielle de toute volonté de puissance ?

    Pour Nietzsche, le monde est un champ de forces (par exemple, la société). Et donc, l'homme est un champ de forces, toute réalité est un champ de forces.
    Soit des forces s'opposent, luttent (les libéraux et les peuples).
    Soit elles sont composées en un rapport hiérarchique sous la domination de l'une d'elle (le capitalisme sous domination des marchands ; mais les marchands eux-mêmes consacrent une hiérarchie des forces humaines : ils ont soumis les prêtres et les guerriers.)
    La volonté de puissance est la manière dont une force se met en rapport avec d'autres forces. Elle exprime donc un certain rapport de forces qui fait exister le phénomène, la réalité. (le capitalisme, le marchand, etc.).
    Elle permet d'évaluer cette réalité : quelle puissance est-elle voulue, visée, par cette force ?
    Et l'on sait que pour Nietzsche, il y a deux grandes directions de la volonté de puissance : l'actif et le réactif.

  • Dans une volonté de puissance active, la force affirme sa différence d'avec les autres forces (créer une œuvre d'art).
  • Dans une volonté de puissance réactive, la force s'efforce de séparer la force concurrente de ce qu'elle peut.
    Cette notion de volonté de puissance est le concept clé de la métaphysique de Nietzsche au sens où il permet de rendre compte de l'existence et de la valeur de tous les phénomènes.
    La volonté de puissance implique qu'il n'y a de valeur qui s'impose, de force qui s'effectue, sans que d'autres valeurs ou forces soient rejetées ou dominées, vaincues.
    Du point de vue de Nietzsche les valeurs sont toujours particulières (fussent-elles collectives). Sur le plan social elles expriment toujours la domination d'une partie de la société sur une autre.
    Il ne peut y avoir de valeur universelle.
    On l'a compris, Nietzsche est matérialiste (matérialisme qui prend la forme d'un énergétisme vitaliste : principe vital = jeu de forces).
    Pour lui, toute activité de nature spirituelle exprime un certain niveau de l'expérience vitale.
    Ainsi toute forme supérieure de la volonté de puissance doit se fonder sur une forme biologique, et donc sur une domination physique d'un groupe particulier. Voir Généalogie de la morale, première dissertation où la morale aristocratique implique cruauté, égoïsme, etc.
    Parce que toute volonté de puissance promeut une valeur particulière (et non universelle),
    parce que toute volonté de puissance se détermine d'abord comme rapport de force vital, physique,
    chez Nietzsche, la violence entre les hommes est bien justifiée sans restriction au plan métaphysique.

2. Intérêt de cette métaphysique

    Nous ne pouvons nous détourner de la métaphysique de Nietzsche parce qu'elle implique la cruauté, sans avoir essayé de comprendre mieux la séduction qu'elle a opéré sur tant de penseurs pas précisément cruels.
    Et la clé de cette séduction est dans l'étonnante puissance critique qu'elle permet.
    Il faut savoir gré de l'audace inédite de Nietzsche de régler son compte à une vingtaine de siècles d'un préjugé platonicien qui prétendait déconnecter les idées des corps vivants qui les portent.
    Sa métaphysique lui a donné le principe de la critique la plus radicale. Et il a eu l'audace d'opérer cette critique sans concession.
    Il a ainsi mis à jour les arrière-mondes et les illusions, les idées-mythes qui constituent les consolations habituelles de nos mal être. (Crépuscule des Idoles : "Comment le monde vrai a fini par devenir fable" et aussi la critique des grandes idées philosophiques que l'on ne peut plus, après lui ignorer : libre-arbitre, vérité, sujet, conscience, savoir historique, etc.)
    Il a eu l'audace de mettre à nu de la façon la plus radicale les "vérités" par lesquelles les groupes sociaux "tiennent" les consciences des individus.
    Il a montré comment toute vérité se réduisait à un choix de valeurs.
    Il a montré comment tout choix de valeurs ne pouvait se comprendre sans interroger la vie de ceux qui le font.
    Il a montré que le lieu déterminant de l'expérience vitale était le corps et la sensibilité.
    Telle est la méthode "généalogique" d'interprétation de la vérité.
    Nous devons à Nietzsche des outils irremplaçables pour dénoncer les mirages du temps présent. Ceci noté portant sur la valeur du principe de la critique Nietzsche sans préjugé de la validité des interprétations dans leur détail. Nombre de celle-ci sont contestables ; il y a un facteur de gauchissement ; on verra ce qu'il est plus loin.
    Mais alors faut-il accepter la cruauté comme corollaire nécessaire de la puissance critique du Nietzsche ?

3. Limite du vitalisme de Nietzsche

    La thèse qui permettrait de conserver la puissance critique sans justifier la violence serait : il y a un sens de l'universalité propre à l'homme qui est inséparable de la vitalité de l'espèce humaine.
    Autrement dit, la volonté de puissance qui définit l'espèce humaine aurait à son actif l'affirmation de valeurs humaines universelles qui requièrent la protection du faible contre le fort.
    Poser ceci c'est s'opposer à une thèse essentielle du Nietzsche : l'affirmation de valeurs morales universelles serait toujours du côté d'une volonté de puissance négatrice, réactive, expression du ressentiment des faibles. La morale universelle serait toujours un moyen pour les faibles de séparer les forts de ce qu'ils peuvent en leur donnant mauvaise conscience (Généalogie de la morale, 2ème dissertation).

    Arguments en faveur de cette thèse :

  • Il y a une expérience quasi physique et que l'on doit bien qualifier de sensible, de l'injustice faite à autrui ; déjà fort bien exprimée par Malebranche (De la recherche de la vérité, IV, 13, § 1), reconnue comme essentielle par Rousseau comme sentiment de pitié, et élaboré de manière définitive par Kant comme impératif catégorique. Ce sentiment est trop profond et universel pour relever de l'artifice d'un groupe d'esclave inventant le moyen d'amoindrir leur servitude. Nietzsche n'y échappe pas : il conseille par exemple à une de ses amies constatant qu'à le lire, elle devrait mourir (elle se sentait faible), qu'il ne fallait pas qu'elle le lise.
  • Il se pourrait bien en effet que l'être humain ne soit pas faible par hasard ou malchance ou destin mais soit intrinsèquement faible. Le petit de l'être humain est celui de tous les vivants, qui met, proportionnellement à son temps de vie, le plus de temps à être vitalement autonome. La faiblesse humaine - celle de l'enfant - est telle qu'elle a besoin d'être universellement protégée. On pourrait généraliser : tout au long de son existence l'individu humain est à ce point dépendant de l'existence d'autrui que l'évolution s'est attachée à marquer vitalement l'impératif de la protection du faible.
  • Autant dire que nous faisons ici l'hypothèse d'une inscription biologique, en l'espèce humaine de l'exigence de protection du faible, qui fonderait le sens de valeurs universelles chez l'homme.
    Reste à évaluer l'argument nietzschéen qui ramène toute position d'une valeur universelle à la tentative des faibles d'empêcher les forts d'affirmer leur force. Y a-t-il des valeurs universelles qui puissent ne pas être l'expression du ressentiment ?

    A notre sens, on peut très bien, sans sortir de la métaphysique de la volonté de puissance, éviter la justification de la cruauté.
    L'exigence universelle de protection du faible serait l'expression de la volonté de puissance définissant l'espèce humaine comme espèce à ce point vulnérable dans le champ de la concurrence entre espèces qu'elle a du se reconnaître une valeur universelle indépendante des intérêts des groupes humains particuliers.
    Par exemple la philosophie de Nietzsche est bien incapable de rendre compte du geste de se jeter sous un char pour empêcher la dictature de passer.
    Le ressentiment existe, certes. Et il y a des formes de morale qui procèdent certainement du ressentiment. Le ressentiment n'est peut-être qu'une moisissure des valeurs morales lorsque les opportunistes se mettent à s'y intéresser.
    Mais il y a des valeurs universelles qui ne peuvent pas être réduites à l'expression d'un ressentiment.

4. Sur un pathos nietzschéen de la violence

    Du point de vue d'une volonté de puissance pleinement affirmative telle que Nietzsche la conçoit, le faible est celui qu'on peut "mépriser et maltraiter comme un inférieur", en bref celui qu'on peut faire souffrir car "voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore."(il y a bien d'autres passages de la même veine, ceux-ci. sont tirés de la Généalogie de la morale - 2° dissertation).
    Il y a une complaisance insistante dans ses textes pour les mots et les images de violence.
    Mais, face à la mutilation d'un enfant cambodgien par une mine antipersonnelle, tout ce fatras rhétorique de la violence, toutes ces rodomontades apparaissent pour ce qu'elles valent : elles sont le symptôme d'un pathos, elles manifestent une grande misère.
    Ne peut-on pas l'interpréter comme l'expression d'une volonté qui n'a pas toute l'assise vitale souhaitable, d'une volonté malade ?
    Il faut se sentir en quelque façon impuissant pour fantasmer ainsi sur la domination violente !
    Nietzsche a vécu son enfance entre sa mère et sa sœur, il y a grande vraisemblance que ces femmes aient établi avec lui des rapports castrateurs. Voir entre autres : la façon dont Nietzsche parle des femmes ; le traitement que sa sœur a fait subir à son œuvre posthume ; la photo bien connue de Nietzsche en compagnie de sa mère...
    D'ailleurs la pensée de Nietzsche conduit à une aporie : quel statut de vérité faut-il attribuer à une pensée qui récuse la possibilité d'une vérité universelle ?
    N'est-ce pas lui être le plus fidèle que de l'interpréter comme le coup de force intellectuel d'un individu qui était incapable de s'affirmer à un autre niveau ?
    Ce serait là la possibilité de donner enfin un sens plus clair à l'invite du Zarathoustra : " En vérité, je vous le conseille : quittez-moi et révoltez-vous contre Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés."
    Et cela n'infirme pas la valeur de sa démarche critique, puisque c'est bien elle que nous avons utilisée pour remettre en cause sa métaphysique de la volonté de puissance (il s'agit bien d'une métaphysique au sens littéral du terme puisque Nietzsche se prononce sur le fondement de tous les phénomènes).
    Au fond, ces motivations troubles qui s'expriment à travers sa rhétorique et sa métaphysique, ont aussi, dans leur extraordinaire acuité, permis l'audace critique sans précédent qui caractérise la pensée de Nietzsche.
    Et nous-mêmes, pris dans un processus historique de standardisation des consciences, devons reconnaître la valeur de cette démarche critique.
    Mais nous devons aussi nous garder de nous laisser impressionner ou fasciner par la rhétorique de violence de Nietzsche, il faut la soupçonner d'être le symptôme d'une grande misère.

Conclusion

  • Nous n'avons sans doute pas vraiment besoin de nietzschéens, mais nous avons, plus que jamais besoin de la pensée de Nietzsche
  • Nous pensons qu'il est possible de l'accueillir sans occulter de manière indirecte et sournoise ce qu'elle a d'intolérable, c'est-à-dire son apologie de la cruauté.
  • Pour cela il faut pointer une insuffisance de sa pensée qui n'a pas su reconnaître une exigence vitale d'universalité propre à l'espèce humaine.
  • Nous pouvons rendre compte de cet aveuglement par une maladie de Nietzsche qui a gauchi sa déclinaison de la volonté de puissance des hommes vers l'expression de passions destructrices et de fantasmatiques de violence.

m'écrire    PJ Dessertine