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Histoire de la pensée |
« La part non sollicitée de Spinoza, celle qui pense la permanence de la poussée des "conatus" à conquérir plus d'activité, de joie, de connaissance, attend encore l'heure de son retour. Cette heure sera simplement celle d'une pensée nouvelle, d'un autre matérialisme »
André TOSEL Du matérialisme. De Spinoza
Notre revendication de liberté exprime trop volontiers des affects négatifs : on est contre, l'autorité, le pouvoir, les pouvoirs sociaux existant, l'Etat, etc. Or s’en tenir au refus du pouvoir, c’est rester dépendant de la réalité présente (nier, c’est encore être déterminé par ce qu’on nie), c’est aussi toujours être au risque de l’incompréhension mutuelle (car chacun vit une réalité différente). Pourtant l’on sent bien que l'idée de liberté n'aurait pu dynamiser à ce point les désirs humains si elle n'en appelait à quelque chose de positif, à une idée de l’existence humaine dont on sent la potentialité en nous et qui réaliserait notre aptitude au bonheur. «…Je suis né pour te connaîtreC’est cette dimension positive qui est intéressante car elle seule peut nous amener à dépasser une attitude simplement réactive pour investir l’avenir. Nous voudrions contribuer à une élaboration positive de la notion de liberté en tant qu'elle est capable de polariser un investissement collectif de l'avenir. Quelle est cette liberté qui est visée comme valeur essentielle ? Quelle qualité veut-on pour son existence lorsqu'on récuse l'emprise des pouvoirs ? 1 – La spontanéitéLe pouvoir peut se définir, très classiquement, comme la capacité d'imposer sa volonté à d'autres. La relation de pouvoir est considérée comme ce qui me vole une partie de mon existence, des possibilités de bien vivre qui étaient inscrites en moi, et qui par là me met dans du malheur. Mon malheur, conjugué à celui d'autrui, se démultiplie socialement, en particulier sous forme de violence, produisant ce profil général tragique de l'histoire humaine. Le pouvoir a ainsi introduit le mal dans la bonne nature humaine ; autre version, sécularisée, de la chute d'Adam.La liberté recherchée serait alors en amont, du côté d'une nature humaine qui pouvait encore s'exprimer spontanément, sans avoir été dévoyée par la contrainte d'un pouvoir d'autrui. La liberté serait du côté de la spontanéité.
Faut-il vouloir vivre spontanément ? Pour le dire autrement, faut-il vouloir satisfaire tous ses désirs à mesure qu'ils se révèlent à la conscience ? Notons d'emblée qu'une existence totalement spontanée est impossible parce qu'inadéquate à la structure du monde : l'objet du désir ne pourra jamais être toujours présent à disposition et en abondance – il faut attendre que les cerises soient mûres ! C'est le propre de l'attitude toxicomane d'essayer de court-circuiter ce caractère contraignant du monde par la prise de substances qui le dévalorisent au profit de sensations subjectives satisfaisantes (c'était d'ailleurs déjà la stratégie de comportement, bien naturelle alors, du nouveau-né). En ce sens la fuite dans la réalité virtuelle des écrans vidéos est une forme de toxicomanie.
Au moins, semble-t-il, peut-on poser un idéal relatif de liberté comme spontanéité : que l'on me laisse me débrouiller des contraintes du monde comme je l'entends, selon ma propre singularité ; que l'on n'ajoute pas aux contraintes du monde naturel, des contraintes propres à la vie sociale, que je ne subisse pas le pouvoir d'autrui ! L'idéal de liberté serait dans la capacité de maîtriser la confrontation de ses désirs à la réalité naturelle sans avoir à les référer à la volonté d'autrui.
Si l'on veut maintenir un idéal de liberté comme spontanéité, il faut encore en restreindre le champ ; il faut distinguer entre des contraintes sociales légitimes et d'autres qui ne le sont pas.
Le spontanéisme – doctrine qui donne la valeur principale à la liberté comme spontanéité – ce n'est pas l'utopie d'un monde meilleur, c'est la misère du monde présent.
Dans le cours du développement de l’aventure humaine il y a d'abord la spontanéité : la conscience est tout entière captée par l'objet de son désir et les stratégies pour le posséder. Il n'y a rien à en dire sinon qu'elle renforce les inégalités naturelles. 2 – L'action penséeLa liberté que nous recherchons doit avoir deux caractères :
La liberté que nous recherchons doit alors s'exprimer comme action, au sens fort de ce mot (que l'on peut trouver chez Hanna Arendt) : le fait pour l'homme d'avoir des comportements qui l'insèrent dans la vie sociale et pèsent sur l'orientation de celle-ci. Alors on peut s'appuyer sur cette définition de Simone Weil : « serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin.» Ibid.La liberté serait action pensée.
Etre libre, c'est agir en connaissance de cause ; c'est donc avoir réfléchi rationnellement son but.
Pessimisme ? Il y a pourtant, du simple point de vue logique, une issue : poser que c'est la liberté qui est le Souverain Bien, considérer que la valeur suprême qui en fin de compte doit orienter toute action humaine, c'est la liberté. La notion de liberté telle qu'on l'a définie comme action pensée ne s'accommode pas de demi-mesure, elle implique le tout ou rien. Essayons le tout.
D'après notre définition, ce serait la capacité d'actions pensées qui deviendrait le but suprême de l'homme. Comment comprendre cela ? Car, on l'a vu, de droit, un tel but ne peut être l'objet de délibération rationnelle ; il doit s'imposer de lui-même comme indubitable. 3 – La puissance d'agirSpinoza montre (Ethique, partie III) que, dans l'expérience humaine, il y a au moins une valeur incontestable.C'est la joie. Elle est un sentiment qui, lorsqu'il se manifeste chez un individu, consacre une augmentation de sa puissance d'agir. Pour Spinoza, en effet, l'humain se réalise dans l'action. L'action, c'est la capacité pour un individu d'engendrer des effets dont il est la cause adéquate, c'est-à-dire qui peuvent être expliqués par ce qu'il est. Par l'action l'individu réalise ses désirs. Or ses désirs expriment tous un désir essentiel, qui le définit, et que Spinoza désigne par le mot latin conatus – son effort pour persévérer dans son être. Persévérer dans son être c'est entrer en rapport avec les réalités qui sont favorables à son existence et éviter celles qui sont défavorables. Or, il se trouve que très souvent, et même exclusivement dans la première enfance, on poursuit les réalités qui nous sont favorables par réaction à des événements qui nous sont imposés. Nos désirs sont alors des passions. Nous ne sommes pas la cause adéquate de notre comportement. Nous ne sommes pas maîtres de notre vie, nous ne sommes pas sûrs d'assurer la prospérité de notre être. Supposons que mon patron m'affecte délibérément à une tâche qui ne correspond pas à ma qualification. Je vais le voir, je m'engueule avec lui ; je l'insulte. J'ai ainsi exprimé mon "conatus" de façon passionnelle : l'insulter, c'était rejeter un rapport humain qui m'était défavorable ; mais c'était aussi m'exposer au risque d'être licencié ; je n'ai pas maîtrisé, en fin de compte, mon rapport à la réalité de façon à le rendre sûrement favorable. Mais si, au lieu de réagir par un affrontement individuel avec mon patron, je réfléchis à la cause de cet acte de pouvoir arbitraire et comprends qu'il s'explique par mon isolement, je puis décider alors de m'engager dans une action collective avec mon syndicat pour imposer des règles qui respectent les salariés ; mon engagement syndical est une authentique action qui s'explique par ce que je suis ; si celle-ci réussit, et elle réussira si elle a été correctement pensée, j'en éprouverai de la joie (et mes collègues aussi), ma puissance d'agir (et la leur) aura été augmentée et mon (notre) avenir sera d'autant plus assuré. Pour Spinoza on est d'autant plus capable d'agir qu'on a des idées adéquates sur les phénomènes qui nous affectent ; l'idée adéquate est l'idée de la cause qui permet de rendre compte du phénomène, elle nous permet d'agir – de nous ménager des bonnes rencontres – en connaissance de cause. La puissance d'agir est donc à proportion de la capacité de penser. Elle rentre dans le cadre d'une "action pensée", que nous avons établi comme pertinent pour penser la liberté. La notion spinoziste de puissance d'agir peut-elle apporter à la liberté la signification que nous lui cherchons ? Sens communElle est conforme à l'intuition commune donnée au mot liberté : être capable d'engendrer des effets qui expriment ce que nous sommes en notre singularité, c'est effectivement se sentir libre.HumanitéDans la mesure où elle implique l'usage de la pensée, plus précisément de la raison, afin de former des idées adéquates sur le monde, la notion de puissance d'agir dégage clairement l'idée de liberté de toutes les contradictions liées à son interprétation en termes de spontanéité/absence de contraintes.En particulier elle donne à la liberté une signification proprement humaine. Je ne puis plus confondre la liberté que je veux pour moi avec la liberté du loup dans la steppe. Souverain BienEn spécifiant l'action pensée comme puissance d'agir, on échappe au redoutable problème posé par l'impossibilité de penser le Souverain Bien.Dans le cadre du spinozisme, en effet, le but ultime de l'homme n'a pas à être défini, il est toujours déjà là, porté par notre nature même. C'est le "conatus", désir permanent d'être soi, d'affirmer sa nature, d'exprimer pleinement sa singularité. Autrement dit on ne peut pas ne pas poursuivre le Souverain Bien ; il n'est donc pas un problème pour la pensée. Ce qui est un problème, c'est la manière de le poursuivre. Soit on le fait par réaction aux événements qui s'imposent à nous, mais on n'est alors jamais assuré d'un avenir favorable, et, comme cela est très angoissant, on verse dans la superstition. Soit, nous appuyant sur les bonnes rencontres que nous avons faites lesquelles augmentent notre puissance d'agir, nous formons une idée claire de ce qui cause notre malheur et de ce qui cause notre bonheur afin d'entrer sûrement en rapport avec ce qui nous est favorable. Penser ses buts, c'est donc ici penser les meilleures rencontres réalisables – compte tenu de l'enchaînement des causes dans le monde – afin d'augmenter sa puissance d'agir. Et le but final pourrait s'exprimer comme maximisation de sa puissance d'agir. PenséeLa conséquence en est que la pensée n'est plus alourdie par la perspective d'une mission infinie, impossible même. La pensée a une fonction précise, limitée, celle de saisir la cause adéquate d'un phénomène qui nous affecte. Nous avons chacun tous les moyens de mener à bien cette fonction grâce à notre raison et aux notions communes (saisie de ce qui est commun à plusieurs corps) que nous formons à partir des affinités qui se constatent entre certains corps et le nôtre. Cet exercice de la pensée a un aboutissement déterminé, l'acte de comprendre, lequel incluant un sentiment de joie apporte une satisfaction sans réserve.L'effort de penser – toute vie est effort – n'est pas triste, il contient la promesse d'une issue pleinement satisfaisante, c'est un effort joyeux. JoieDans le spinozisme, la joie joue le rôle de critère de l'augmentation de la puissance d'agir.C'est un critère universel – tout le monde connaît ce qu'est la joie et la juge positive sans restriction ; incontestable – la joie est de l'ordre du vécu et ne peut donc être illusoire ; et dénué de toute ambiguïté – tout subjectif que soit le sentiment de joie, il s'exprime de façon limpide, se communique, se partage. Au fond on ne peut rêver de critère plus sûr pour savoir où chercher la liberté. D'où la constance avec laquelle, au long des siècles, les pouvoirs sociaux s'efforcent d'étouffer ou tout au moins de canaliser les manifestations de joie, la ténacité aussi avec laquelle ils déploient des stratégies afin de faire valoir les passions tristes (peur, culpabilité, rivalité, haine, etc.). Mesurons la "réussite" de notre société à l'ampleur de la présence de tels sentiments et à la rareté des expressions authentiques de joie ! SociétéEtre actif dans le domaine de l'esprit, c'est former des idées adéquates. Spinoza établit assez vite dans le cours de l'Ethique (part.IV, prop.35) que rien ne favorise plus l'augmentation de la puissance d'agir d'un homme qu'un autre homme actif, c'est-à-dire vivant sous la conduite de la raison.La puissance d'agir, qui à première vue semblait indiquer une liberté simplement individuelle (agir c'est se comporter de telle façon que les résultats de ce comportement ne puissent venir que de soi), se révèle lorsqu'on considère le dynamisme de son développement, comme éminemment sociale (l'homme démultipliera d'autant plus sa puissance d'agir, qu'il sera plus capable d'entrer dans des relations d'entente avec autrui) ; il faut même dire qu'elle porte en elle la perspective d'une communauté des hommes (plus la puissance d'agir s'accroît, plus cet accroissement est commun à tous les hommes, et réciproquement). La liberté signifiée par la puissance d'agir propose véritablement un idéal social et unificateur. IndividuLe Bien qui est impliqué dans l'idéal d'une pleine possession de sa puissance d'agir, ne pourra jamais tyranniser un individu puisqu'il est immanent à sa nature même ; il en sera au contraire la meilleure expression.HistoireCela a pour conséquence qu'il n'est pas possible de concevoir un profil général de l'histoire humaine qui manifesterait un progrès vers une libération au sens de l'augmentation globale de la puissance d'agir.Pas de transcendance du Bien, donc pas de transcendance de l'Histoire. Nul destin qui prédéterminerait l'avenir de l'homme du point de vue de l'évolution de sa puissance d'agir. Il peut y avoir des périodes de progression, il peut y avoir des périodes de régression. Tout dépend de l'action ou de l'absence d'action (être simplement réactif comme le consommateur-téléspectateur-travailleur-voteur que l'on chérit en nous) de chaque individu, mais aussi des conditions naturelles qui sont faites à l'homme : un tremblement de terre, une épidémie mortelle et ce sont les sentiments où entre de la tristesse qui gagnent, et c'est le niveau global des puissances d'agir qui diminue. Pas de rachat à envisager, une vie triste, c'est de l'existence perdue, et aussi un facteur de dévalorisation d'autres existences. IdéalOn peut envisager comme idéal de liberté un état de l'individu où celui-ci aurait développé sa puissance d'agir au maximum. Mais cet idéal n'est alors pas déterminable, ne serait-ce que parce que «personne jusqu'à présent n'a déterminé quel est le pouvoir du corps» (Ethique, part.III, prop.2, scolie), et que l'esprit est l'idée du corps (cf. part.II, prop.13).Spinoza thématise pourtant la puissance d'agir maximum sous les termes de «béatitude», «amour intellectuel de Dieu», «connaissance du troisième genre». On le voit, il s'agit pour lui essentiellement d'un état d'esprit, à la fois comme connaissance de toutes les choses singulières en tant qu'elles sont expression de la puissance divine, et comme sentiment qui est de l'ordre de la joie (Spinoza définit l'amour comme «joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure» cf. part.II, prop.13) mais qui ne peut être simplement de la joie parce que la joie manifeste une augmentation de la puissance d'agir, ce qui est impossible si elle est, c'est notre hypothèse, à son maximum. Spinoza nomme béatitude cet état le plus parfait que l'homme puisse atteindre, sans qu'il puisse en dire autre chose sinon qu'il est la satisfaction de l'individu qui vit dans l'éternité des essences des réalités que son esprit connaît. On le voit, cet idéal reste très indéterminé. Il est hypothétique dans la mesure où il ne se fonde que sur l'expérience spirituelle d'un individu, Spinoza. Il est en tous cas trop loin de nos intuitions communes pour être largement partagé. Nous proposons de négliger la béatitude, de nous en tenir à l'expérience de la joie. Elle est un fondement aussi solide que souhaitable pour savoir quelle direction prendre pour devenir plus libre. Elle donne du prix à la simple progression vers plus de liberté, sans d'ailleurs laisser apparaître un terme à cette progression. Elle nous permet de former un idéal de libération qui pourrait bien être plus consistant que tout ce qu'on pourrait mettre sous l'expression "idéal de liberté".
Nous pouvons donc conclure qu'il est possible de donner une signification satisfaisante à la liberté dont nous écrivons sans cesse le nom sur les murs de nos prisons, aujourd'hui si bariolées qu'elles en deviennent difficilement identifiables. A Spinoza revient le dernier mot : « Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre »
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