Notre
passé de scolarisé obligatoire nous a donné une
trop grande familiarité avec le mot " histoire ". Il semble aller
de soi qu'il recouvre la mise en forme, par la pensée, du passé humain.
Certes, une plus grande attention nous amène à admettre que la notion
puisse être élargie. L'histoire peut aussi viser la totalisation de
la série des éléments temporels, et donc inclure aussi l'avenir, comme
lorsque l'on parle de " la fin de l'histoire ". L'histoire peut aussi
englober le temps extra-humain, comme lorsqu'il est question de "
l'histoire de l'univers ". Au moins, en dépit de ces extensions, garde-t-on
la certitude de la cohérence de la notion, puisqu'en tous ces usages,
l'histoire est élaboration, dans la représentation, du temps.
Ainsi
le problème reconnu de l'histoire est-il celui de savoir dans quel
registre cette élaboration doit se faire : celui de la raison ou celui
de l'imagination ? L'histoire peut-elle prétendre au statut de science
ou reste-t-elle irréductiblement un récit qui parle à l'imaginaire
? C'est vers cette question que s'est massivement tournée, au XX°
siècle, la réflexion sur l'histoire.
Sans
s'apercevoir que le sol sur lequel elle reposait - la dimension essentiellement
temporelle de l'histoire - n'était pas aussi ferme qu'elle le pensait.
Nous devrions pourtant nous souvenir que notre première rencontre
avec le mot " histoire " était détachée de toute élaboration temporelle
: " Maman raconte-moi une histoire ! ", et celle-ci nous intéressait
pour l'univers imaginaire dans lequel elle nous transportait. Et si
nous portons attention à l'étymologie du mot, nous devons admettre
qu'il n'a constitutivement aucun rapport privilégié au temps. Le vocable
grec historiè, d'abord employé par les Milésiens, désignait
simplement « la démarche consistant à recueillir des informations
multiples et à les classer » Monique
Dixsault in traduction du Phédon de Platon, Garnier-Flammarion,
1991 ; page 365, note 247. L'action de " classer " implique
la notion d'ordre, laquelle dérive du latin ordo signifiant
: rang, rangée, file. Ce sont des notions clairement spatiales ; tout
comme est spatiale la notion d'univers qui a permis de rendre compte
de la valeur de l'histoire contée à l'enfant.
Ainsi
ce n'est pas la notion de temps qui peut justifier l'unité que le
mot histoire donne à ses diverses significations. Par contre, la référence
à la dimension spatiale apparaît pour le moins originelle. Il peut
donc être intéressant de se tourner vers la notion d'espace pour essayer
de rendre compte, de la manière la plus générale, de la notion d'histoire.
Telle
est l'hypothèse que nous voulons mettre à l'épreuve ici : ne serait-ce
pas fondamentalement leur rapport à l'espace qui serait élaboré par
le fait que les hommes se racontent des histoires ? L'enjeu en serait
une unification sans reste de la polysémie du mot, unification que
l'interprétation temporelle ne peut réaliser. Peut-être pourrions-nous
en tirer une plus claire vision de la place de l'histoire en sa signification
la mieux reconnue de nos jours : nous parlons de ce discours qui veut
donner une connaissance objective du passé humain, ce que l'on pourrait
appeler " l'histoire savante ". Il importe de reconnaître, au départ
de notre réflexion, que l'histoire savante n'est qu'une forme parmi
d'autres des histoires que les hommes se racontent. Il est alors intéressant
de se pencher sur ce qui, à la racine de toutes ces significations,
a pu incliner les hommes à raconter des histoires.
Priorité de la forme
Établir une historiè ce fut d'abord mettre de l'ordre
dans un divers, expérimenté dans la réalité, et qui était caractérisé
par sa pluralité et son indéfinité. La vénérable et toujours actuelle
notion d'" histoire naturelle " rend exactement compte de cette activité
où les êtres vivants en nombre indéfini et d'aspects les plus variés
viennent se ranger sous les dénominations spécifiques.
Mais
que signifie ce besoin de mettre en ordre ? Si l'expérience de la
variété désordonnée et proliférante du monde est première, pourquoi
ne pas s'en contenter ? Pourquoi réprouver comme chaotique le monde
alors même qu'il peut, pour l'espèce humaine comme pour les autres
espèces, fournir ce qu'il faut pour survivre ? Pourquoi en faire une
histoire ? Indubitablement se révèle, en cette exigence de mise en
ordre, un savoir, préalable à l'expérience mondaine, du bon espace
à habiter.
Car
l'historiè trace des limites et range le divers à l'intérieur
de ces limites ; elle donne une forme au monde en lequel l'homme peut
se reconnaître. Cette (re)connaissance implique une connaissance préalable
- qu'il faut bien concevoir antérieure à notre expérience du monde
- de la bonne forme humainement habitable. Faire une histoire, en
sa signification originelle, serait réduire le chaos du monde en l'enserrant
dans une bonne forme dont nous aurions le savoir préalable.
Nous
retrouvons ici un chemin de pensée platonicien. Le démiurge du Timée
se doit de mettre en forme, selon les Idées, le Chaos originel du
monde, afin d'en faire " l'œuvre la plus belle possible et la meilleure
" (30a). Rappelons que la notion d'Idée est
tirée du mot grec idea qui signifie originellement " forme
". Et dans le Ménon, Socrate explique que l'Idée est toujours
déjà connue avant notre expérience du monde (théorie de la réminiscence).
Mais
cette thèse, nous n'avons pas besoin, contrairement Platon, de l'adosser
à un arrière-monde hors d'atteinte de l'expérience. Car il existe
une situation concrète où se rencontre la bonne forme habitable :
c'est l'expérience prénatale de la vie intra-utérine. C'est dans son
opposition à l'espace post-natal que le milieu intra-utérin prend
sa valeur de bonne forme habitable. Cette opposition s'éprouve dramatiquement
dans le moment même de la naissance. Alors le petit être, en proie
à des forces qui le dépassent, se trouve brutalement jeté dans un
environnement hostile et sans limite, livré à la pesanteur, et en
lequel il doit trouver d'urgence la voie de l'échange respiratoire.
Ainsi il crie et bat des membres dans le vide, jusqu'au moment où
la mère, l'enveloppant contre son sein, le rassure en lui offrant
un équivalent du milieu qu'il vient de quitter.
Appelons
proprement espace cet environnement illimité que nous
expérimentons par la naissance (Anaximandre, dès le
VI° siècle avant J. C., affirmait que l'Illimité - apeiron
- est à la fois l'élément fondamental et le principe de l'univers,
" «sans préciser si l'Illimité est l'air, l'eau, ou autre chose
"». Cf Les écoles présocratiques, Folio-Essais, Gallimard
; p.32.), par rapport au milieu dont les limites
adéquates à nos besoins et nos possibilités d'action signent l'habitabilité.
Le monde sera alors l'espace qui n'est plus vide, comme
remédié par la présence de choses, et qui, pour autant, ne peut pas
être milieu en ce qu'il comporte toujours des échappées, des recoins
sombres, et qu'il est, en fin de compte, toujours frangé d'illimité.
Ainsi
en expulsant le nouveau-né dans l'espace, la naissance détermine un
savoir de la bonne forme habitable, forme caractérisée sur la base
des propriétés du milieu intra-utérin. C'est celle d'un espace qui
se clôt sur lui-même en se livrant sans reste, c'est-à-dire sans recoin
et sans échappée, au corps qui l'occupe. Et ce savoir prend place
au creux d'un sentiment de manque qui se révèle comme désir de retrouver
cette habitabilité perdue dans l'espace vide, illimité, (c'est-à-dire
informe), dangereux, où l'individu, n'ayant plus de place assignée,
ne sait où se mettre.
C'est
dans cet écart entre le savoir de la bonne forme habitable et le sentiment
de déréliction lié à la mise en espace du nouveau-né, que se motiverait
l'histoire à son origine, c'est-à-dire comme historiè. Elle
serait l'effort de mise en ordre du monde, en le circonscrivant dans
les bonnes formes qui permettent de conjurer l'angoisse de l'illimité.
Elle rendrait le monde plus habitable.
Mais
il n'est pas indifférent que ces formes soient données par les mots
d'une langue. Car le langage est l'élément commun à toutes nos histoires,
que l'on parle de l'histoire imaginaire contée à l'enfant, ou de l'ouvrage
de l'historien, en passant par l'histoire naturelle des classiques.
Toutes ces histoires peuvent-elles relever de la même interprétation
? Sont-elles autant de réponses à notre déréliction spatiale ? Il
convient ainsi d'éclairer le rapport entre la bonne forme qui signe
l'habitabilité de l'espace et le langage.
Prégnance d'autrui
Toute
langue est une configuration de significations qui rend compte de
la totalité du monde. Chaque mot de la langue a une portée générique
parce qu'il donne une forme significative unique à une infinité d'expériences
possibles. Il a fallu que des hommes partagent leurs expériences,
s'accordent en quelque manière sur les ressemblances et les différences
entre ces expériences, pour que la mise en place de ces significations
se réalise. On peut donc considérer la nomenclature constitutive d'une
langue comme le résultat d'une enquête visant à ordonner l'ensemble
de l'expérience commune à un groupe.
Ainsi, il n'y aurait pas de différence essentielle entre l'historiè
antique, l'" histoire naturelle " des classiques et le savoir de sa
langue maternelle. La langue serait comme l'histoire naturelle du
monde.
Tout
discours, qui est actualisation d'une langue, indépendamment de son
sens propre, doit donc être compris comme la présentation de la bonne
mise en forme du monde, celle qui le rend habitable. Et ceci inclut
toutes les histoires que les hommes se racontent. Mais la forme significative
qu'impose la langue, ne se contente pas de mettre de l'ordre dans
le chaos des sensations venant de l'espace illimité. Elle inscrit
l'expérience de chaque individu dans un horizon d'intersubjectivité.
Dans
la perception d'un objet, la saisie de la bonne forme n'est pas dissociable
de la reconnaissance du mot qui le désigne. Cela veut dire que la
forme n'est bonne que parce qu'elle a été reconnue comme telle - et
entérinée par la nomination - de la part de l'ensemble de la communauté
linguistique. Ce que je perçois est donc ce qui vaut la peine d'être
perçu pour l'ensemble de mes congénères. Dans la tapisserie chaotique
des sensations, je suis d'emblée d'accord avec eux sur ce qui vaut.
Telle est l'intersubjectivité. Par elle, le monde devient notre
monde, monde essentiellement humain parce que révélant de part en
part, et en permanence, la présence et l'investissement d'autrui.
Nous
avons vu que l'espace est d'abord vécu comme l'expérience effrayante
de l'absence de limites. Heureusement qu'un bras humain retient bien
vite le nouveau-né à l'orée du vide ! Heureusement que les bras maternels
entourent et rassurent aussitôt ! C'est tout de suite, et toujours
désormais, autrui qui fait repère, qui structure notre espace d'exil.
Autrui ne supprime pas l'illimitation de l'espace. Il la relativise
: il y a d'autres points de vue, j'échappe donc au vertige d'une confrontation
solitaire à l'espace sans repères. Il donne des balises, des points
d'appui, en ces points je suis protégé des menaces de l'illimité.
Mais
la présence effective d'autrui dans notre espace sensible est contingente,
instable ; l'assurance qu'elle apporte ne peut être que ponctuelle.
Avec l'appropriation de la langue, c'est de façon continue et permanente
que notre monde exprime la présence d'autrui. Chaque fois que notre
regard se porte sur une portion de l'espace, il reconnaît êtres et
choses, c'est-à-dire des mises en forme communes à travers des noms
communs.
Le
monde informé par la langue nous enveloppe d'humanité, ... tout comme
nous enveloppait le tissu maternel dans le milieu intra-utérin («Tout
homme fut enveloppé d'abord dans le tissu humain, et aussitôt après
dans les bras humains ; il n'a point d'expérience qui précède cette
expérience de l'humain ; tel est son premier monde. »
Alain, Etudes, Idées, Gallimard, 1968 ; p. 142). C'est
pour cela qu'il est habitable.
C'est
ainsi qu'on peut enraciner toute histoire dans la dimension de l'espace
: en tant que discours, elle actualise la mise en forme humaine du
monde que constitue la langue, et par laquelle l'homme s'est donné
un moyen durable pour surmonter sa déréliction spatiale originelle.
Mais
l'on voit très bien l'insuffisance de ce résultat. Voulant argumenter
l'idée que l'histoire, en sa signification la plus originelle - l'historiè
des milésiens - soit une mise en forme de l'espace, nous en sommes
venus à admettre que, non seulement tout type d'histoire, mais tout
acte de langage se présentait comme une élaboration spatiale. Ce résultat
pèche par excès puisque toute production culturelle, dans la
mesure où elle ne prend sa valeur que dans le langage, relève de cette
même analyse.
Il
convient alors de se pencher plus précisément sur les autres significations
du mot " histoire ", afin de voir en quoi elles pourraient avoir un
rapport spécifique avec ce que nous avons reconnu comme la déréliction
spatiale de l'homme.
Universalité de l'errance
On
peut ranger la signification originelle de l'histoire - l'historiè
- sous la dénomination générale d'histoire naturelle. On désigne ainsi
tous les discours qui classent un secteur du monde par dénomination.
On a vu de quelle façon précise on pouvait relier ce type d'histoire
à l'espace. Mais une histoire naturelle n'est pas encore un récit
historique, c'est-à-dire un discours sur le passé qui rend compte
de la succession des événements dans le temps. Pourtant, qu'il s'agisse
des histoires que l'on se raconte par plaisir, ou du savoir historique
épris de rigueur, en toutes ses autres significations le mot histoire
renvoie à un récit historique.
Et un tel récit se construit toujours sur la relation d'événements.
Or cette dernière notion est indiscutablement temporelle : un événement
s'identifie par sa position dans le temps. Faut-il ici rendre les
armes au temps, et reconnaître que notre hypothèse sur la dimension
spatiale de l'histoire n'est vraiment pertinente que pour une signification
marginale de cette notion ? Ou peut-on mettre en évidence une détermination
essentielle de l'événement par l'espace ?
L'événement
est ce qui, dans la série des faits qui au cours du temps constituent
l'expérience humaine, se fait particulièrement remarquer. Qu'est-ce
qui l'élit ainsi à l'investissement du regard humain ? Sa charge d'imprévisibilité.
L'événement ouvre de manière indéfinie le champ des possibles dont
est gros l'avenir. Il appelle la question : que va-t-il se passer
?
Et
si l'on y réfléchit, cette question n'est que la version neutralisée
d'une question plus pathétique : comment va-t-on s'en sortir ? Car
en rompant l'ordre attendu de la succession des faits, l'événement
réactualise des vécus anciens où la peur de l'inconnu était liée à
l'impuissance infantile. Or l'occurrence paradigmatique de tels vécus
est bien celui de la naissance. Rien de plus impuissant que le nouveau-né,
rien de plus inconnu que l'espace dans lequel il est jeté par la parturition.
Si
bien que la naissance doit être considérée non seulement comme l'événement
le plus bouleversant de la vie de l'individu, mais aussi comme la
matrice de tous les événements ultérieurs. Elle inaugure notre sensibilité
à l'événement : nous élisons certains faits comme " événements " parce
qu'ils font en quelque manière écho au pathétique du vécu de la naissance.
Nous
savons en quoi consiste ce pathos de la naissance : l'afflux d'affects
négatifs provoqués par la mise en espace du nouveau-né. Nous proposons
l'hypothèse que tous les événements qui alimentent nos histoires racontées
réveillent en quelque manière des sentiments liés à notre déréliction
spatiale originelle.
Cette
hypothèse n'est pas à opposer à notre résultat précédent qui montrait
que la langue pouvait être comprise comme une réponse permanente au
problème posé par l'illimitation de l'espace. Que la langue rende
le monde habitable (en créant un équivalent symbolique du tissu utérin)
ne signifie pas qu'elle assigne à l'individu un lieu où vivre. Elle
délivre de la perte des repères et donc de l'angoisse de l'illimité.
Et c'est l'essentiel, car l'angoisse empêche tout simplement de vivre.
Mais elle ne répare pas la perte, lors de la naissance, du lieu d'habitation.
Aucun
humain n'a de lieu définitivement assigné dans le monde. Il peut toujours
se déplacer, et sa constitution biologique ne l'enchaîne à aucun type
d'environnement. Mieux, il est constamment confronté à la limitation
de son propre point de vue, car la présence d'autrui lui indique qu'il
y a d'autres points de vue, et que ceux-ci lui échappent. Il y a donc
une insatisfaction liée au sentiment de l'irrémédiable relativité
du point de vue mondain que donne à chaque homme sa situation singulière
dans l'espace. Cette insatisfaction exprime, comme en creux, la nostalgie
de ce lieu - le milieu intra-utérin - où le point de vue était forcément
tous les points de vue possibles (car il ne pouvait y en avoir de
différents, et a fortiori de meilleurs). Le fœtus avait, pourrait-on
dire, le point de vue de Dieu ! S'il y a un sens humain de l'absolu,
s'il y a une " nostalgie de l'être " (cf Ferdinand
Alquié, La nostalgie de l'être, 1950. Cet auteur montre que
c'est dans le désir de surmonter une séparation d'avec l'Absolu, constitutive
de notre existence, que se trouverait le motif propre à la réflexion
philosophique qui serait toujours, au fond, quête de l'être),
ils doivent bien s'enraciner dans cette configuration affective.
Frustré
de son vrai lieu, dont il a été irrémédiablement séparé, existentiellement
insatisfait de sa situation dans le monde, l'homme est l'être errant
par excellence. Georges Canguilhem exprime très bien cette idée, en
la rattachant à l'effort de connaissance :
« C'est la structure de l'animal qui dessine,
dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux
propres à chaque espèce animale, comme von Uexkull l'a établi. Si
l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire
de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des
victoires sur l'erreur ? ( … ) En fait, l'erreur humaine ne fait probablement
qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se
mettre. L'homme se trompe quand il ne se place pas à l'endroit adéquat
pour recueillir une certaine information qu'il recherche. Mais aussi,
c'est à force de se déplacer qu'il recueille de l'information ou en
déplaçant, par toutes sortes de techniques ? et on pourrait dire que
la plupart des techniques scientifiques reviennent à ce processus
? les objets les uns par rapport aux autres, et l'ensemble par rapport
à lui. La connaissance est donc une recherche inquiète de la plus
grande quantité et de la plus grande variété d'information. Par conséquent,
être sujet de la connaissance, si l'a priori est dans les choses,
si le concept est dans la vie, c'est seulement être insatisfait du
sens trouvé. La subjectivité, c'est alors uniquement l'insatisfaction.
»
Georges Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences,
Vrin, 5° ed. 1989 ; p. 364.
En effet connaître - recueillir de l'information - c'est très exactement
diminuer l'incertitude. Or l'incertitude existe dans la mesure où
se produisent des faits qui viennent d'ailleurs, c'est-à-dire qui
rompent le cadre dans lequel on pouvait être assuré de ce qui allait
arriver. Ce sont les événements.
Ce
qui semble pouvoir être considéré comme la signature de la condition
humaine est précisément cette sensibilité à l'événement (dont nous
avons vu qu'elle était en rapport avec le vécu de la naissance). Lorsque
brûle la forêt, le chimpanzé va rétablir plus loin des conditions
de vie identiques, l'ancêtre de l'homme, lui, va investir la savane
pour tenter de vivre dans un autre environnement. L'incendie aura
été pour le premier un accident - un accroc dans le tissu de la vie
du groupe qui ne remet pas en cause sa continuité ; il aura été pour
le second un événement - une réorientation de la vie du groupe dont
le compte des conséquences serait inépuisable. Le premier n'aura eu
de cesse de rétablir les procédures comportementales qui lui donnent
son identité spécifique en reconduisant, ailleurs, un milieu équivalent.
Le second se sera ressouvenu que, décidément, il n'est pas à sa place,
et se sera lancé sur les chemins, plein d'espoir en une vie meilleure.
Là
est l'errance : dans cette insatisfaction foncière qui empêche l'humain,
contrairement à l'animal, de s'en tenir à des certitudes partielles,
et donc dans cette capacité à faire rebondir sa trajectoire vitale
(qu'il faut alors nommer : son existence Il
est opportun ici de rappeler l'étymologie du mot : ex-sistere
= être posé hors de soi ) à partir de la rencontre d'événements.
On
peut essayer de comprendre la logique de ce qui se passe pour l'individu
humain, suite à la perte brutale de repères que constitue la naissance,
d'après le modèle psychologique du traumatisme (Cf.
Otto Rank, Le traumatisme de la naissance, Payot, 1983).
Il faut une double action pour répondre à un traumatisme : l'individu
doit, d'une part reconstituer son cadre de référence (sa vision du
monde) pour continuer à avoir un minimum de confiance en ce qui peut
lui arriver, d'autre part agir quotidiennement de façon à cicatriser
sa blessure.
En
réponse à ce qui serait le traumatisme de la naissance, la première
action serait constituée par la mise au point d'histoires naturelles,
et plus généralement, de la nomenclature d'une langue. La seconde
action consisterait dans l'errance, telle que l'a bien décrite Canguilhem.
L'errance serait le profil général de l'activité humaine au cours
du temps, parce que l'homme est toujours tenu d'aller ailleurs pour
remédier au sentiment de déréliction spatiale en lequel l'a précipité
sa naissance. Il
convient alors de clarifier le rapport que le récit historique entretient
avec l'errance humaine.
Le
récit réconciliateur
Toujours l'événement se raconte. La notion d'événement est inséparable
de l'acte de langage par lequel il se représente. Un événement, c'est
ce dont on fait une histoire. Si ce n'est pas le cas, alors il ne
s'agit que d'un fait qu'on laisse passer parce qu'au fond il ne change
rien, à moins qu'il s'agisse d'un fait traumatisant qui, parce qu'il
nous touche trop brutalement, nous laisse sans voix. Il ne deviendra
alors événement que le jour où il pourra être représenté verbalement,
et alors seulement, il pourra s'intégrer positivement dans notre présent
: «Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte
ou si on les raconte »
Isak Dinesen, poétesse danoise citée par Hannah
Arendt in La condition de l'homme moderne, Press Pocket, 1983
; p. 231 .
Ceci
circonscrit l'espace du récit historique : il élabore ce qui, dans
le cours du temps, a valeur pour le problème fondamental de l'homme
- son errance - dans le but de faciliter son existence à venir. De
ce point de vue, il y a une unité de l'histoire racontée, laquelle
déborde largement la perspective du savoir historique - restitution
écrite du passé à visée d'objectivité - telle qu'elle a été héritée
des grecs. On s'accorde à faire remonter au genre de l'épopée, l'origine
commune des divers types de récits historiques (par
exemple Paul Ricœur, Temps et récit III, partie II, chap.5
; Seuil, 1985).
L'épopée
est la mise en scène dans un récit, des mésaventures et exploits de
héros, auxquels on pourra donner une valeur édifiante. D'après ce
qui précède nous pouvons émettre l'hypothèse que l'épopée décrit comment
le héros surmonte les événements l'ayant jeté dans l'errance pour
s'établir dans un nouveau lieu. Il est alors très significatif que
le modèle emblématique de l'épopée - l'Odyssée d'Homère - soit
avant tout le récit explicite d'une errance. Il y a donc une dimension
de fiction dans l'épopée : elle nous détache du réel pour nous transporter
dans un univers imaginaire qui vaut pour un passé, c'est-à-dire un
réel désormais mort (« Le discours sur le passé
a pour statut d'être le discours du mort. L'objet qui y circule n'est
que l'absent, alors que son sens est d'être un langage entre le narrateur
et ses lecteurs, c'est-à-dire entre des présents. » Michel de
Certeau, L'écriture de l'histoire, Folio-histoire 1975 ; p.
73).
Cet
appel à l'imagination, clairement assumée par les mythes - les histoires
de l'origine - et les contes pour enfants, peut aussi être reconnu
dans l'histoire qui vise la connaissance fidèle du passé. En effet
si le récit historique veut rendre compte fidèlement du passé, il
doit restituer des événements. Or, par nature, tout événement est
singulier. On ne peut donc en rendre compte uniquement par des idées
générales. Il faut que les mots suscitent des représentations sensibles
pour que l'événement soit connu en tant que tel, c'est-à-dire dans
sa singularité concrète. Ainsi tout récit historique ne peut se dispenser
de mettre en scène les événements et les acteurs du passé, de produire
de la fiction, et par-là de s'appuyer sur l'imagination.
On a pu déplorer la subjectivité de cette faculté d'imaginer; on a
pu se désoler de ce qu'elle interdisait à l'histoire la rigueur des
sciences de la nature ; il a bien fallu s'en accommoder pour ne pas
renoncer à faire de l'histoire. Une illustration parlante de cette
alternative est donnée par le mouvement qui, au siècle dernier, s'est
présenté comme la " nouvelle histoire ". Le propos était de se détourner
de l'événementiel et de s'intéresser à la longue durée, à ce qui relève
de l'évolution des mentalités. Mais en mettant en exergue des catégories
générales de l'existence qui en tant que telles ne peuvent s'imaginer,
mais tout au plus s'illustrer - l'éducation, la famille, la mort,
etc… - , on s'est aperçu que l'on avait produit un discours qui avait
plus à voir avec les sciences humaines qu'avec l'histoire : une sorte
de sociologie des sociétés antérieures.
Si tout récit historique peut être rapporté à l'épopée, on peut se
demander s'il garde trace de la dimension éthique (au
sens général d'un savoir de la valeur respective des types de comportements
humains) si prégnante dans celle-ci. Les épreuves que traverse
le héros épique sont l'occasion de promouvoir des valeurs qui sont
précieuses pour le groupe social : courage, fidélité, patriotisme,
etc. Ces valeurs sont autant de repères qui indiquent à l'individu
comment orienter sa vie. Par l'épopée, est apportée ainsi une réponse
collective à l'errance humaine.
Mais
l'épopée n'est que la figure la plus lointaine de l'histoire racontée.
Or, si l'on se pose la question générale de l'origine des valeurs
prégnantes dans un groupe humain, il faut admettre - d'innombrables
enquêtes ethnographiques l'illustrent - que toujours elles sont promues
par un récit portant sur le passé. Toujours les valeurs viennent après
les histoires, toujours c'est à travers des récits historiques que
se mettent en place des valeurs collectives.
Ainsi
peut-on considérer les mythes comme les premières histoires, celles
qui vont porter sur les événements d'origine, et même sur l'événement-origine
(qui est l'origine des événements), et il s'agit toujours de récits
d'un exil fondateur (Adam et Ève chassés du paradis terrestre), récits
qui vont mettre en place les valeurs fondamentales inspirant une culture.
Les légendes vont fonder plutôt les valeurs politiques, celles qui
établissent le consensus de base pour qu'un groupe humain s'organise
en société ; il s'agit alors de récits guerriers qui décrivent comment
le groupe surmonte la menace d'envahisseurs pour définir son espace
habitable (la légende de Roland).
Inlassablement
le petit enfant, juste avant que l'extinction des lumières ne le rende
à la sensation du caractère illimité de l'espace (la peur du noir),
va demander qu'on lui raconte une histoire. Il a besoin de valeurs
qui lui garantissent la cohérence du monde dans lequel il s'endort
et qu'il retrouvera le lendemain. Ainsi, comme l'a établi V.I. Propp
La morphologie du conte, 1928,
pour ce qu'on appelle les contes de fées, il y a toujours la séquence
qui va d'un événement initial, qui engendre un exil, jusqu'à un retour
triomphal qui consacre les bons comportements et permet la réappropriation
du monde.
Seule l'histoire à visée objective n'affiche pas clairement une leçon
éthique. Pourtant nous avons essayé de montrer qu'il est impossible
de constituer un récit historique, si objectif qu'il prétende être,
sans un recours à la fiction. Le destinataire du récit recevra celle-ci
à travers son imaginaire, lequel est toujours orienté par ses investissements
affectifs. Or lorsqu'il s'agit du regard sur le passé collectif (c'est-à-dire
indépendant des attachements affectifs personnels), ces affects seront
largement déterminés par ce sentiment humain fondamental qu'est la
déréliction spatiale. La fiction, dans le récit historique, sera imaginée,
par celui qui la reçoit, en fonction des réponses qu'elle peut apporter
à son errance mondaine. C'est pour cela que jouent à plein, pour le
lecteur (ou l'auditeur) du récit historique, les mécanismes identificatoires
en lesquels il reconnaît, à travers les acteurs de l'histoire, les
représentants d'une configuration de valeurs qu'il peut, ou ne peut
pas, faire sienne.
Ainsi toute histoire, même lorsqu'elle ne semble viser que la restitution
fidèle du passé, a une dimension éthique. En se réalisant dans la
forme du langage, une histoire est à même de situer des événements
(date et lieu) et de les lier dans une cohérence temporelle (causalité),
car seul le langage ouvre à la rationalisation. Ainsi c'est le langage
qui, en assignant aux événements une place dans le monde commun, leur
donne leur indice de réalité. Mais parce que les ressources du langage
permettent aussi de monter une fiction, le récit historique parle
également à l'imaginaire des individus. Par là il fournit une voie
d'expression à ses affects, en particulier ceux qui sont liés à sa
condition d'errant. C'est ainsi que le récit historique permet que
s'apaisent les passions nées de l'irruption de l'événement («
Quand un témoin dit à l'historien : "On ne s'y retrouve pas dans votre
discours !" , il dit en fait :"Mais alors, et la chair humaine ?»
J.P. Vernant in Mémoire et Histoire : la Résistance ; Privat,
1995 ; p.344).
Il faut noter en outre qu'il y a présomption que l'image mentale -
première forme de représentation dans l'ordre ontogénétique - soit
aussi la première forme de maîtrise de l'espace : on imagine toujours
un espace circonscrit, on ne peut pas imaginer l'illimité.
Finalement
ce qu'apporte tout récit historique, en combinant ainsi les facultés
de raison et d'imagination, c'est une compréhension, c'est-à-dire
la saisie intuitive dans une même unité de sens d'une constellation
d'événements et faits afférents. Cette compréhension est incontestablement
satisfaisante car elle opère « une réconciliation avec la
réalité » Hannah Arendt, Le concept
d'histoire in La crise de la culture, Folio-essais, 1989
; p. 63. Nous pouvons apprécier maintenant la portée de cette
formule. En effet l'histoire nous réconcilie avec des événements par
nature perturbateurs de l'ordre des choses. Mais elle nous réconcilie
aussi avec notre condition d'errant qu'elle prend en compte et qu'elle
surmonte en intégrant les événements dans un récit qui réajuste les
valeurs qui orientent notre existence. Et n'oublions pas qu'en tant
qu'elle est une mise en œuvre de la langue, elle est l'actualisation
de notre monde proprement humain qui nous réconcilie avec l'espace
illimité.
La
fonction essentielle du récit historique - la réconciliation avec
un monde en lequel on ne sait où se mettre - est valablement assurée
par les types de récits historiques traditionnels : épopée, mythe,
légende, conte. Si bien qu'il apparaît problématique de rendre compte
de l'apparition et du développement du récit historique comme savoir
rigoureux. Faut-il prendre en compte un motif autre que le motif spatial
précédemment mis à jour pour rendre compte de l'importance de cette
forme de récit historique ?
Fonction
pratique et fonction théorique
A
partir du moment où la raison s'impose comme la valeur principale
du discours, il est inévitable que le récit historique s'en empare.
Car ce récit possède par nature les éléments qui permettent le développement
de la rationalité : il met en œuvre le langage, et il a un impératif
de liaison cohérente des faits. Ainsi lorsque, entre le VII° et V°
siècle avant J. C., les Grecs ont reconnu la valeur de la parole réglée
selon les critères de la raison - le logos -, les conditions
étaient réunies pour qu'apparaissent les premiers historiens - ceux
qui font profession de raconter fidèlement le passé en utilisant la
raison. Ce qui caractérise l'œuvre d'Hérodote et plus encore celle
de Thucydide, qui écrivirent au V° siècle, c'est la première place
donnée à l'exigence rationnelle pour l'établissement du récit :
«… en ce qui concerne les actes qui prirent
place au cours de la guerre, je n'ai pas cru devoir, pour les raconter,
me fier aux informations du premier venu, non plus qu'à mon avis personnel
: ou bien j'y ai assisté moi-même, ou bien j'ai enquêté sur chacun
auprès d'autrui avec toute l'exactitude possible »
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse,
livre I, p.14 ? collection Guillaume Budé, trad. J. de Romilly, Éditions
Les Belles Lettres, 1968.
Il
faut apprécier le caractère novateur de tels propos. L'homme a toujours
été intéressé de savoir ce qui s'est passé. Mais cet intérêt pour
le passé était ordinairement subordonné à la catharsis des passions
de l'errance, si bien que l'exactitude dans l'établissement des faits
pouvait être sacrifiée sans que cela pose problème. Or, avec l'antiquité
classique grecque, c'est désormais la valeur de connaissance du récit
historique qui va être considérée comme prioritaire. Le récit sur
les événements du passé est en effet pris dans le vaste mouvement
spirituel qui, s'appuyant sur la reconnaissance de la puissance de
la raison, valorise le savoir comme but en soi. Les Grecs utilisent
le mot theôreîn = contempler, pour exprimer cette valeur :
«Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent
nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu
même de la nature de la contemplation »
Aristote, Ethique à Nicomaque, X,9. trad. Tricot, Vrin, 1990.
Ainsi
la fonction pratique du récit historique est mise au second plan par
rapport à cette nouvelle fonction théorique : l'histoire doit nous
fournir un savoir aussi objectif que possible du passé.
L'histoire,
celle qui aujourd'hui s'enseigne comme composante de la culture contemporaine,
se veut l'héritière de cette réorientation antique : elle se propose
de restituer objectivement le passé. Mais elle a éprouvé aussi l'impossibilité
à réaliser son projet de scientificité :
« L'histoire veut être objective, et elle
ne peut pas l'être. Elle veut faire revivre et elle ne peut que reconstruire.
Elle veut rendre les choses contemporaines, mais en même temps il
lui faut restituer la distance et la profondeur de l'éloignement historique
»
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Seuil,
1990 ; p. 80.
Cette
impossibilité, on en a compris la raison profonde : l'histoire ne
peut que s'adresser aussi à l'imagination, or les images mentales
sont irrémédiablement subjectives. En gommant cette part imaginaire,
on l'a vu, elle ne pourrait plus être ce récit qui dit et surmonte
nos errances, elle ne serait plus elle-même, autant dire qu'elle ne
nous intéresserait plus.
Cela
signifie que le motif pratique du récit historique - la réconciliation
avec le monde - ne peut totalement être recouvert par le motif théorique
- la contemplation de l'ordre du monde. Mieux, cette visée théorique
elle-même peut être interprétée en fonction de motifs pratiques.
Vouloir
connaître le passé humain, c'est en effet vouloir connaître l'homme.
Ce qui est une manière de mettre en œuvre le précepte de Socrate (dont
les premiers historiens furent les contemporains) : " connais-toi
toi-même ! ". Or nous savons que ce précepte infléchit l'idéal théorique
hérité des présocratiques de deux points de vue : il indique que le
savoir le plus fondamental n'est pas le savoir de l'univers mais le
savoir de l'humain ; il affirme que la possession du savoir n'est
pas dissociable de l'exercice de la vertu : savoir, c'est savoir où
est le bien et vouloir le faire.
On
peut donc supposer qu'il y a, au-delà d'un désir de connaissance exacte
du passé humain, et cela dès l'origine quand furent publiés les premiers
ouvrages d'histoire, le désir pratique de connaître le Bien, c'est-à-dire
de connaître les repères permettant d'orienter son errance dans la
bonne direction. Ce que le sens commun perçoit spontanément quand
il exprime qu'"il faut tirer les leçons de l'histoire ".
Il
convient d'ailleurs de ne pas confondre cette mise à jour de valeurs
par réflexion sur le savoir historique, de la saisie intuitive de
valeurs par adhésion au récit historique (telle que nous l'avons mise
en évidence plus haut). La première ne peut porter que sur l'histoire
comme savoir rigoureux ; la seconde concerne tout type de récit historique.
La première passe par l'effort de la pensée ; la seconde passe par
le plaisir du récit. La première permet l'esprit critique ; la seconde
ne fait que rassurer. La première est datée (la Grèce antique) ; la
seconde est immémoriale. La première est facultative ; la seconde
est nécessaire à l'existence humaine.
Si
l'histoire savante a prospéré, ces deux derniers millénaires, comme
composante de la culture, c'est d'une part parce que la visée théorique
n'a fait que recouvrir sans l'exclure la fonction essentielle et donc
universelle de maîtrise par le récit de l'errance ; mais d'autre part
c'est aussi parce que le savoir théorique a pu tout autant offrir
un intérêt pratique à la hauteur du problème de l'errance humaine,
et ceci avec un avantage insigne : cet intérêt pouvait être développé
dans la claire conscience de ses raisons ; il était donc un progrès
de la liberté.
Conclusion
Mettre
l'accent sur la valeur de connaissance du récit historique, c'est
collecter de la façon la plus précise les faits du passé et cette
précision implique la mise en ordre selon le temps. L'événement va
d'abord être identifié par sa date. Son sens, c'est-à-dire sa valeur
de révélateur d'errance, va être mis en sourdine. " Il était une fois
… ", ainsi commence le conte. Et cela suffit. Car il suffit de savoir
que notre réalité présente est tributaire de cet événement passé,
puisque, de toutes façons, du point de vue de son impact sur l'errance
humaine, tout événement a un écho infini dans l'avenir.
Mais
le temps de l'histoire dont on fait si grand cas, que révèle-t-il
? Il est d'abord un principe de classement. Tout au plus nous donne-t-il
un savoir sur le fonctionnement du monde physique : telle cause engendre
tel effet. Mais nous savons, depuis Hume, qu'il ne faut pas trop s'illusionner
sur la valeur d'un tel savoir. En tous cas, il ne nous révèle rien
sur l'aventure humaine, sinon qu'elle est dans le temps. Ce qui n'avance
pas à grand-chose.
Nous
espérons avoir montré que le véritable enjeu de l'histoire était d'ordre
spatial. Car il y a de fortes raisons pour penser que l'espace est
le plus enfoui et le plus pérenne des problèmes posés à l'homme.
Déjà
dans son étymologie le mot histoire manifeste l'effort humain pour
surmonter sa déréliction spatiale en donnant au monde une forme habitable.
Mais il reste que, toujours tenu par une profonde et secrète nostalgie,
l'homme n'est bien nulle part en ce monde où il doit faire quelque
chose de son existence. Il est celui qui ne sait jamais où se mettre,
qui a toujours besoin de se déplacer. L'espèce humaine est l'espèce
errante.
Toute histoire raconte l'errance humaine. Et en racontant les événements
de cette errance, en les liant dans le langage, elle les rattache
au monde humain de la culture qui est le vrai habitat de l'homme.
C'est ainsi que l'homme surmonte son sentiment de déréliction. C'est
ainsi que l'histoire réconcilie l'homme avec le monde.
Raymond
Aron écrivait : « L'humanité a une histoire parce qu'elle
se cherche une vocation » Introduction
à la philosophie de l'histoire, Gallimard, 1986 ; p. 43.
Cela est juste. Mais nous l'avons vu, la recherche de cette vocation
se pose d'abord comme problème de place dans le monde. Ne sommes-nous
pas, au terme de cette réflexion, légitimés à écrire que, plus profondément,
«l'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche un lieu
» ?