L'anti-somnambulique
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Quête de l'humain    

    

 

L'espace de nos histoires

 

  Texte paru dans "Idées", revue de philosophie – n°12, novembre 2003 : "histoires"

 

  « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici.»
                             
 H. ARENDT, La crise de la culture

 

   Notre passé de scolarisé obligatoire nous a donné une trop grande familiarité avec le mot " histoire ". Il semble aller de soi qu'il recouvre la mise en forme, par la pensée, du passé humain. Certes, une plus grande attention nous amène à admettre que la notion puisse être élargie. L'histoire peut aussi viser la totalisation de la série des éléments temporels, et donc inclure aussi l'avenir, comme lorsque l'on parle de " la fin de l'histoire ". L'histoire peut aussi englober le temps extra-humain, comme lorsqu'il est question de " l'histoire de l'univers ". Au moins, en dépit de ces extensions, garde-t-on la certitude de la cohérence de la notion, puisqu'en tous ces usages, l'histoire est élaboration, dans la représentation, du temps.

  Ainsi le problème reconnu de l'histoire est-il celui de savoir dans quel registre cette élaboration doit se faire : celui de la raison ou celui de l'imagination ? L'histoire peut-elle prétendre au statut de science ou reste-t-elle irréductiblement un récit qui parle à l'imaginaire ? C'est vers cette question que s'est massivement tournée, au XX° siècle, la réflexion sur l'histoire.

  Sans s'apercevoir que le sol sur lequel elle reposait - la dimension essentiellement temporelle de l'histoire - n'était pas aussi ferme qu'elle le pensait. Nous devrions pourtant nous souvenir que notre première rencontre avec le mot " histoire " était détachée de toute élaboration temporelle : " Maman raconte-moi une histoire ! ", et celle-ci nous intéressait pour l'univers imaginaire dans lequel elle nous transportait. Et si nous portons attention à l'étymologie du mot, nous devons admettre qu'il n'a constitutivement aucun rapport privilégié au temps. Le vocable grec historiè, d'abord employé par les Milésiens, désignait simplement « la démarche consistant à recueillir des informations multiples et à les classer »Monique Dixsault in traduction du Phédon de Platon, Garnier-Flammarion, 1991 ; page 365, note 247. L'action de " classer " implique la notion d'ordre, laquelle dérive du latin ordo signifiant : rang, rangée, file. Ce sont des notions clairement spatiales ; tout comme est spatiale la notion d'univers qui a permis de rendre compte de la valeur de l'histoire contée à l'enfant.

  Ainsi ce n'est pas la notion de temps qui peut justifier l'unité que le mot histoire donne à ses diverses significations. Par contre, la référence à la dimension spatiale apparaît pour le moins originelle. Il peut donc être intéressant de se tourner vers la notion d'espace pour essayer de rendre compte, de la manière la plus générale, de la notion d'histoire.

  Telle est l'hypothèse que nous voulons mettre à l'épreuve ici : ne serait-ce pas fondamentalement leur rapport à l'espace qui serait élaboré par le fait que les hommes se racontent des histoires ? L'enjeu en serait une unification sans reste de la polysémie du mot, unification que l'interprétation temporelle ne peut réaliser. Peut-être pourrions-nous en tirer une plus claire vision de la place de l'histoire en sa signification la mieux reconnue de nos jours : nous parlons de ce discours qui veut donner une connaissance objective du passé humain, ce que l'on pourrait appeler " l'histoire savante ". Il importe de reconnaître, au départ de notre réflexion, que l'histoire savante n'est qu'une forme parmi d'autres des histoires que les hommes se racontent. Il est alors intéressant de se pencher sur ce qui, à la racine de toutes ces significations, a pu incliner les hommes à raconter des histoires.

 

Priorité de la forme

  Établir une historiè ce fut d'abord mettre de l'ordre dans un divers, expérimenté dans la réalité, et qui était caractérisé par sa pluralité et son indéfinité. La vénérable et toujours actuelle notion d'" histoire naturelle " rend exactement compte de cette activité où les êtres vivants en nombre indéfini et d'aspects les plus variés viennent se ranger sous les dénominations spécifiques.

  Mais que signifie ce besoin de mettre en ordre ? Si l'expérience de la variété désordonnée et proliférante du monde est première, pourquoi ne pas s'en contenter ? Pourquoi réprouver comme chaotique le monde alors même qu'il peut, pour l'espèce humaine comme pour les autres espèces, fournir ce qu'il faut pour survivre ? Pourquoi en faire une histoire ? Indubitablement se révèle, en cette exigence de mise en ordre, un savoir, préalable à l'expérience mondaine, du bon espace à habiter.

  Car l'historiè trace des limites et range le divers à l'intérieur de ces limites ; elle donne une forme au monde en lequel l'homme peut se reconnaître. Cette (re)connaissance implique une connaissance préalable - qu'il faut bien concevoir antérieure à notre expérience du monde - de la bonne forme humainement habitable. Faire une histoire, en sa signification originelle, serait réduire le chaos du monde en l'enserrant dans une bonne forme dont nous aurions le savoir préalable.

  Nous retrouvons ici un chemin de pensée platonicien. Le démiurge du Timée se doit de mettre en forme, selon les Idées, le Chaos originel du monde, afin d'en faire " l'œuvre la plus belle possible et la meilleure " (30a). Rappelons que la notion d'Idée est tirée du mot grec idea qui signifie originellement " forme ". Et dans le Ménon, Socrate explique que l'Idée est toujours déjà connue avant notre expérience du monde (théorie de la réminiscence).

  Mais cette thèse, nous n'avons pas besoin, contrairement Platon, de l'adosser à un arrière-monde hors d'atteinte de l'expérience. Car il existe une situation concrète où se rencontre la bonne forme habitable : c'est l'expérience prénatale de la vie intra-utérine. C'est dans son opposition à l'espace post-natal que le milieu intra-utérin prend sa valeur de bonne forme habitable. Cette opposition s'éprouve dramatiquement dans le moment même de la naissance. Alors le petit être, en proie à des forces qui le dépassent, se trouve brutalement jeté dans un environnement hostile et sans limite, livré à la pesanteur, et en lequel il doit trouver d'urgence la voie de l'échange respiratoire. Ainsi il crie et bat des membres dans le vide, jusqu'au moment où la mère, l'enveloppant contre son sein, le rassure en lui offrant un équivalent du milieu qu'il vient de quitter.

  Appelons proprement espace cet environnement illimité que nous expérimentons par la naissance (Anaximandre, dès le VI° siècle avant J. C., affirmait que l'Illimité - apeiron - est à la fois l'élément fondamental et le principe de l'univers, " «sans préciser si l'Illimité est l'air, l'eau, ou autre chose "». Cf Les écoles présocratiques, Folio-Essais, Gallimard ; p.32.), par rapport au milieu dont les limites adéquates à nos besoins et nos possibilités d'action signent l'habitabilité. Le monde sera alors l'espace qui n'est plus vide, comme remédié par la présence de choses, et qui, pour autant, ne peut pas être milieu en ce qu'il comporte toujours des échappées, des recoins sombres, et qu'il est, en fin de compte, toujours frangé d'illimité.

  Ainsi en expulsant le nouveau-né dans l'espace, la naissance détermine un savoir de la bonne forme habitable, forme caractérisée sur la base des propriétés du milieu intra-utérin. C'est celle d'un espace qui se clôt sur lui-même en se livrant sans reste, c'est-à-dire sans recoin et sans échappée, au corps qui l'occupe. Et ce savoir prend place au creux d'un sentiment de manque qui se révèle comme désir de retrouver cette habitabilité perdue dans l'espace vide, illimité, (c'est-à-dire informe), dangereux, où l'individu, n'ayant plus de place assignée, ne sait où se mettre.

  C'est dans cet écart entre le savoir de la bonne forme habitable et le sentiment de déréliction lié à la mise en espace du nouveau-né, que se motiverait l'histoire à son origine, c'est-à-dire comme historiè. Elle serait l'effort de mise en ordre du monde, en le circonscrivant dans les bonnes formes qui permettent de conjurer l'angoisse de l'illimité. Elle rendrait le monde plus habitable.

  Mais il n'est pas indifférent que ces formes soient données par les mots d'une langue. Car le langage est l'élément commun à toutes nos histoires, que l'on parle de l'histoire imaginaire contée à l'enfant, ou de l'ouvrage de l'historien, en passant par l'histoire naturelle des classiques. Toutes ces histoires peuvent-elles relever de la même interprétation ? Sont-elles autant de réponses à notre déréliction spatiale ? Il convient ainsi d'éclairer le rapport entre la bonne forme qui signe l'habitabilité de l'espace et le langage.

 

Prégnance d'autrui

  Toute langue est une configuration de significations qui rend compte de la totalité du monde. Chaque mot de la langue a une portée générique parce qu'il donne une forme significative unique à une infinité d'expériences possibles. Il a fallu que des hommes partagent leurs expériences, s'accordent en quelque manière sur les ressemblances et les différences entre ces expériences, pour que la mise en place de ces significations se réalise. On peut donc considérer la nomenclature constitutive d'une langue comme le résultat d'une enquête visant à ordonner l'ensemble de l'expérience commune à un groupe.

   Ainsi, il n'y aurait pas de différence essentielle entre l'historiè antique, l'" histoire naturelle " des classiques et le savoir de sa langue maternelle. La langue serait comme l'histoire naturelle du monde.

  Tout discours, qui est actualisation d'une langue, indépendamment de son sens propre, doit donc être compris comme la présentation de la bonne mise en forme du monde, celle qui le rend habitable. Et ceci inclut toutes les histoires que les hommes se racontent. Mais la forme significative qu'impose la langue, ne se contente pas de mettre de l'ordre dans le chaos des sensations venant de l'espace illimité. Elle inscrit l'expérience de chaque individu dans un horizon d'intersubjectivité.

  Dans la perception d'un objet, la saisie de la bonne forme n'est pas dissociable de la reconnaissance du mot qui le désigne. Cela veut dire que la forme n'est bonne que parce qu'elle a été reconnue comme telle - et entérinée par la nomination - de la part de l'ensemble de la communauté linguistique. Ce que je perçois est donc ce qui vaut la peine d'être perçu pour l'ensemble de mes congénères. Dans la tapisserie chaotique des sensations, je suis d'emblée d'accord avec eux sur ce qui vaut. Telle est l'intersubjectivité. Par elle, le monde devient notre monde, monde essentiellement humain parce que révélant de part en part, et en permanence, la présence et l'investissement d'autrui.

  Nous avons vu que l'espace est d'abord vécu comme l'expérience effrayante de l'absence de limites. Heureusement qu'un bras humain retient bien vite le nouveau-né à l'orée du vide ! Heureusement que les bras maternels entourent et rassurent aussitôt ! C'est tout de suite, et toujours désormais, autrui qui fait repère, qui structure notre espace d'exil. Autrui ne supprime pas l'illimitation de l'espace. Il la relativise : il y a d'autres points de vue, j'échappe donc au vertige d'une confrontation solitaire à l'espace sans repères. Il donne des balises, des points d'appui, en ces points je suis protégé des menaces de l'illimité.

  Mais la présence effective d'autrui dans notre espace sensible est contingente, instable ; l'assurance qu'elle apporte ne peut être que ponctuelle. Avec l'appropriation de la langue, c'est de façon continue et permanente que notre monde exprime la présence d'autrui. Chaque fois que notre regard se porte sur une portion de l'espace, il reconnaît êtres et choses, c'est-à-dire des mises en forme communes à travers des noms communs.

  Le monde informé par la langue nous enveloppe d'humanité, ... tout comme nous enveloppait le tissu maternel dans le milieu intra-utérin Tout homme fut enveloppé d'abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n'a point d'expérience qui précède cette expérience de l'humain ; tel est son premier monde. » – Alain, Etudes, Idées, Gallimard, 1968 ; p. 142). C'est pour cela qu'il est habitable.

  C'est ainsi qu'on peut enraciner toute histoire dans la dimension de l'espace : en tant que discours, elle actualise la mise en forme humaine du monde que constitue la langue, et par laquelle l'homme s'est donné un moyen durable pour surmonter sa déréliction spatiale originelle.

  Mais l'on voit très bien l'insuffisance de ce résultat. Voulant argumenter l'idée que l'histoire, en sa signification la plus originelle - l'historiè des milésiens - soit une mise en forme de l'espace, nous en sommes venus à admettre que, non seulement tout type d'histoire, mais tout acte de langage se présentait comme une élaboration spatiale. Ce résultat pèche par excès puisque toute production culturelle, dans la mesure où elle ne prend sa valeur que dans le langage, relève de cette même analyse.

  Il convient alors de se pencher plus précisément sur les autres significations du mot " histoire ", afin de voir en quoi elles pourraient avoir un rapport spécifique avec ce que nous avons reconnu comme la déréliction spatiale de l'homme.

 

Universalité de l'errance

  On peut ranger la signification originelle de l'histoire - l'historiè - sous la dénomination générale d'histoire naturelle. On désigne ainsi tous les discours qui classent un secteur du monde par dénomination. On a vu de quelle façon précise on pouvait relier ce type d'histoire à l'espace. Mais une histoire naturelle n'est pas encore un récit historique, c'est-à-dire un discours sur le passé qui rend compte de la succession des événements dans le temps. Pourtant, qu'il s'agisse des histoires que l'on se raconte par plaisir, ou du savoir historique épris de rigueur, en toutes ses autres significations le mot histoire renvoie à un récit historique.

   Et un tel récit se construit toujours sur la relation d'événements. Or cette dernière notion est indiscutablement temporelle : un événement s'identifie par sa position dans le temps. Faut-il ici rendre les armes au temps, et reconnaître que notre hypothèse sur la dimension spatiale de l'histoire n'est vraiment pertinente que pour une signification marginale de cette notion ? Ou peut-on mettre en évidence une détermination essentielle de l'événement par l'espace ?

  L'événement est ce qui, dans la série des faits qui au cours du temps constituent l'expérience humaine, se fait particulièrement remarquer. Qu'est-ce qui l'élit ainsi à l'investissement du regard humain ? Sa charge d'imprévisibilité. L'événement ouvre de manière indéfinie le champ des possibles dont est gros l'avenir. Il appelle la question : que va-t-il se passer ?

  Et si l'on y réfléchit, cette question n'est que la version neutralisée d'une question plus pathétique : comment va-t-on s'en sortir ? Car en rompant l'ordre attendu de la succession des faits, l'événement réactualise des vécus anciens où la peur de l'inconnu était liée à l'impuissance infantile. Or l'occurrence paradigmatique de tels vécus est bien celui de la naissance. Rien de plus impuissant que le nouveau-né, rien de plus inconnu que l'espace dans lequel il est jeté par la parturition.

  Si bien que la naissance doit être considérée non seulement comme l'événement le plus bouleversant de la vie de l'individu, mais aussi comme la matrice de tous les événements ultérieurs. Elle inaugure notre sensibilité à l'événement : nous élisons certains faits comme " événements " parce qu'ils font en quelque manière écho au pathétique du vécu de la naissance.

  Nous savons en quoi consiste ce pathos de la naissance : l'afflux d'affects négatifs provoqués par la mise en espace du nouveau-né. Nous proposons l'hypothèse que tous les événements qui alimentent nos histoires racontées réveillent en quelque manière des sentiments liés à notre déréliction spatiale originelle.

  Cette hypothèse n'est pas à opposer à notre résultat précédent qui montrait que la langue pouvait être comprise comme une réponse permanente au problème posé par l'illimitation de l'espace. Que la langue rende le monde habitable (en créant un équivalent symbolique du tissu utérin) ne signifie pas qu'elle assigne à l'individu un lieu où vivre. Elle délivre de la perte des repères et donc de l'angoisse de l'illimité. Et c'est l'essentiel, car l'angoisse empêche tout simplement de vivre. Mais elle ne répare pas la perte, lors de la naissance, du lieu d'habitation.

  Aucun humain n'a de lieu définitivement assigné dans le monde. Il peut toujours se déplacer, et sa constitution biologique ne l'enchaîne à aucun type d'environnement. Mieux, il est constamment confronté à la limitation de son propre point de vue, car la présence d'autrui lui indique qu'il y a d'autres points de vue, et que ceux-ci lui échappent. Il y a donc une insatisfaction liée au sentiment de l'irrémédiable relativité du point de vue mondain que donne à chaque homme sa situation singulière dans l'espace. Cette insatisfaction exprime, comme en creux, la nostalgie de ce lieu - le milieu intra-utérin - où le point de vue était forcément tous les points de vue possibles (car il ne pouvait y en avoir de différents, et a fortiori de meilleurs). Le fœtus avait, pourrait-on dire, le point de vue de Dieu ! S'il y a un sens humain de l'absolu, s'il y a une " nostalgie de l'être " (cf Ferdinand Alquié, La nostalgie de l'être, 1950. Cet auteur montre que c'est dans le désir de surmonter une séparation d'avec l'Absolu, constitutive de notre existence, que se trouverait le motif propre à la réflexion philosophique qui serait toujours, au fond, quête de l'être), ils doivent bien s'enraciner dans cette configuration affective.

  Frustré de son vrai lieu, dont il a été irrémédiablement séparé, existentiellement insatisfait de sa situation dans le monde, l'homme est l'être errant par excellence. Georges Canguilhem exprime très bien cette idée, en la rattachant à l'effort de connaissance :
« C'est la structure de l'animal qui dessine, dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux propres à chaque espèce animale, comme von Uexkull l'a établi. Si l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des victoires sur l'erreur ? ( … ) En fait, l'erreur humaine ne fait probablement qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se mettre. L'homme se trompe quand il ne se place pas à l'endroit adéquat pour recueillir une certaine information qu'il recherche. Mais aussi, c'est à force de se déplacer qu'il recueille de l'information ou en déplaçant, par toutes sortes de techniques ? et on pourrait dire que la plupart des techniques scientifiques reviennent à ce processus ? les objets les uns par rapport aux autres, et l'ensemble par rapport à lui. La connaissance est donc une recherche inquiète de la plus grande quantité et de la plus grande variété d'information. Par conséquent, être sujet de la connaissance, si l'a priori est dans les choses, si le concept est dans la vie, c'est seulement être insatisfait du sens trouvé. La subjectivité, c'est alors uniquement l'insatisfaction. » – Georges Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 5° ed. 1989 ; p. 364.

   En effet connaître - recueillir de l'information - c'est très exactement diminuer l'incertitude. Or l'incertitude existe dans la mesure où se produisent des faits qui viennent d'ailleurs, c'est-à-dire qui rompent le cadre dans lequel on pouvait être assuré de ce qui allait arriver. Ce sont les événements.

  Ce qui semble pouvoir être considéré comme la signature de la condition humaine est précisément cette sensibilité à l'événement (dont nous avons vu qu'elle était en rapport avec le vécu de la naissance). Lorsque brûle la forêt, le chimpanzé va rétablir plus loin des conditions de vie identiques, l'ancêtre de l'homme, lui, va investir la savane pour tenter de vivre dans un autre environnement. L'incendie aura été pour le premier un accident - un accroc dans le tissu de la vie du groupe qui ne remet pas en cause sa continuité ; il aura été pour le second un événement - une réorientation de la vie du groupe dont le compte des conséquences serait inépuisable. Le premier n'aura eu de cesse de rétablir les procédures comportementales qui lui donnent son identité spécifique en reconduisant, ailleurs, un milieu équivalent. Le second se sera ressouvenu que, décidément, il n'est pas à sa place, et se sera lancé sur les chemins, plein d'espoir en une vie meilleure.

  Là est l'errance : dans cette insatisfaction foncière qui empêche l'humain, contrairement à l'animal, de s'en tenir à des certitudes partielles, et donc dans cette capacité à faire rebondir sa trajectoire vitale (qu'il faut alors nommer : son existenceIl est opportun ici de rappeler l'étymologie du mot : ex-sistere = être posé hors de soi ) à partir de la rencontre d'événements.

  On peut essayer de comprendre la logique de ce qui se passe pour l'individu humain, suite à la perte brutale de repères que constitue la naissance, d'après le modèle psychologique du traumatisme (Cf. Otto Rank, Le traumatisme de la naissance, Payot, 1983). Il faut une double action pour répondre à un traumatisme : l'individu doit, d'une part reconstituer son cadre de référence (sa vision du monde) pour continuer à avoir un minimum de confiance en ce qui peut lui arriver, d'autre part agir quotidiennement de façon à cicatriser sa blessure.

  En réponse à ce qui serait le traumatisme de la naissance, la première action serait constituée par la mise au point d'histoires naturelles, et plus généralement, de la nomenclature d'une langue. La seconde action consisterait dans l'errance, telle que l'a bien décrite Canguilhem. L'errance serait le profil général de l'activité humaine au cours du temps, parce que l'homme est toujours tenu d'aller ailleurs pour remédier au sentiment de déréliction spatiale en lequel l'a précipité sa naissance. Il convient alors de clarifier le rapport que le récit historique entretient avec l'errance humaine.

 

Le récit réconciliateur

   Toujours l'événement se raconte. La notion d'événement est inséparable de l'acte de langage par lequel il se représente. Un événement, c'est ce dont on fait une histoire. Si ce n'est pas le cas, alors il ne s'agit que d'un fait qu'on laisse passer parce qu'au fond il ne change rien, à moins qu'il s'agisse d'un fait traumatisant qui, parce qu'il nous touche trop brutalement, nous laisse sans voix. Il ne deviendra alors événement que le jour où il pourra être représenté verbalement, et alors seulement, il pourra s'intégrer positivement dans notre présent : «Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte »Isak Dinesen, poétesse danoise citée par Hannah Arendt in La condition de l'homme moderne, Press Pocket, 1983 ; p. 231 .

  Ceci circonscrit l'espace du récit historique : il élabore ce qui, dans le cours du temps, a valeur pour le problème fondamental de l'homme - son errance - dans le but de faciliter son existence à venir. De ce point de vue, il y a une unité de l'histoire racontée, laquelle déborde largement la perspective du savoir historique - restitution écrite du passé à visée d'objectivité - telle qu'elle a été héritée des grecs. On s'accorde à faire remonter au genre de l'épopée, l'origine commune des divers types de récits historiques (par exemple Paul Ricœur, Temps et récit III, partie II, chap.5 ; Seuil, 1985).

  L'épopée est la mise en scène dans un récit, des mésaventures et exploits de héros, auxquels on pourra donner une valeur édifiante. D'après ce qui précède nous pouvons émettre l'hypothèse que l'épopée décrit comment le héros surmonte les événements l'ayant jeté dans l'errance pour s'établir dans un nouveau lieu. Il est alors très significatif que le modèle emblématique de l'épopée - l'Odyssée d'Homère - soit avant tout le récit explicite d'une errance. Il y a donc une dimension de fiction dans l'épopée : elle nous détache du réel pour nous transporter dans un univers imaginaire qui vaut pour un passé, c'est-à-dire un réel désormais mort (« Le discours sur le passé a pour statut d'être le discours du mort. L'objet qui y circule n'est que l'absent, alors que son sens est d'être un langage entre le narrateur et ses lecteurs, c'est-à-dire entre des présents. » Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Folio-histoire 1975 ; p. 73).

  Cet appel à l'imagination, clairement assumée par les mythes - les histoires de l'origine - et les contes pour enfants, peut aussi être reconnu dans l'histoire qui vise la connaissance fidèle du passé. En effet si le récit historique veut rendre compte fidèlement du passé, il doit restituer des événements. Or, par nature, tout événement est singulier. On ne peut donc en rendre compte uniquement par des idées générales. Il faut que les mots suscitent des représentations sensibles pour que l'événement soit connu en tant que tel, c'est-à-dire dans sa singularité concrète. Ainsi tout récit historique ne peut se dispenser de mettre en scène les événements et les acteurs du passé, de produire de la fiction, et par-là de s'appuyer sur l'imagination.

   On a pu déplorer la subjectivité de cette faculté d'imaginer; on a pu se désoler de ce qu'elle interdisait à l'histoire la rigueur des sciences de la nature ; il a bien fallu s'en accommoder pour ne pas renoncer à faire de l'histoire. Une illustration parlante de cette alternative est donnée par le mouvement qui, au siècle dernier, s'est présenté comme la " nouvelle histoire ". Le propos était de se détourner de l'événementiel et de s'intéresser à la longue durée, à ce qui relève de l'évolution des mentalités. Mais en mettant en exergue des catégories générales de l'existence qui en tant que telles ne peuvent s'imaginer, mais tout au plus s'illustrer - l'éducation, la famille, la mort, etc… - , on s'est aperçu que l'on avait produit un discours qui avait plus à voir avec les sciences humaines qu'avec l'histoire : une sorte de sociologie des sociétés antérieures.

   Si tout récit historique peut être rapporté à l'épopée, on peut se demander s'il garde trace de la dimension éthique (au sens général d'un savoir de la valeur respective des types de comportements humains) si prégnante dans celle-ci. Les épreuves que traverse le héros épique sont l'occasion de promouvoir des valeurs qui sont précieuses pour le groupe social : courage, fidélité, patriotisme, etc. Ces valeurs sont autant de repères qui indiquent à l'individu comment orienter sa vie. Par l'épopée, est apportée ainsi une réponse collective à l'errance humaine.

  Mais l'épopée n'est que la figure la plus lointaine de l'histoire racontée. Or, si l'on se pose la question générale de l'origine des valeurs prégnantes dans un groupe humain, il faut admettre - d'innombrables enquêtes ethnographiques l'illustrent - que toujours elles sont promues par un récit portant sur le passé. Toujours les valeurs viennent après les histoires, toujours c'est à travers des récits historiques que se mettent en place des valeurs collectives.

  Ainsi peut-on considérer les mythes comme les premières histoires, celles qui vont porter sur les événements d'origine, et même sur l'événement-origine (qui est l'origine des événements), et il s'agit toujours de récits d'un exil fondateur (Adam et Ève chassés du paradis terrestre), récits qui vont mettre en place les valeurs fondamentales inspirant une culture.

   Les légendes vont fonder plutôt les valeurs politiques, celles qui établissent le consensus de base pour qu'un groupe humain s'organise en société ; il s'agit alors de récits guerriers qui décrivent comment le groupe surmonte la menace d'envahisseurs pour définir son espace habitable (la légende de Roland).

  Inlassablement le petit enfant, juste avant que l'extinction des lumières ne le rende à la sensation du caractère illimité de l'espace (la peur du noir), va demander qu'on lui raconte une histoire. Il a besoin de valeurs qui lui garantissent la cohérence du monde dans lequel il s'endort et qu'il retrouvera le lendemain. Ainsi, comme l'a établi V.I. Propp La morphologie du conte, 1928, pour ce qu'on appelle les contes de fées, il y a toujours la séquence qui va d'un événement initial, qui engendre un exil, jusqu'à un retour triomphal qui consacre les bons comportements et permet la réappropriation du monde.

   Seule l'histoire à visée objective n'affiche pas clairement une leçon éthique. Pourtant nous avons essayé de montrer qu'il est impossible de constituer un récit historique, si objectif qu'il prétende être, sans un recours à la fiction. Le destinataire du récit recevra celle-ci à travers son imaginaire, lequel est toujours orienté par ses investissements affectifs. Or lorsqu'il s'agit du regard sur le passé collectif (c'est-à-dire indépendant des attachements affectifs personnels), ces affects seront largement déterminés par ce sentiment humain fondamental qu'est la déréliction spatiale. La fiction, dans le récit historique, sera imaginée, par celui qui la reçoit, en fonction des réponses qu'elle peut apporter à son errance mondaine. C'est pour cela que jouent à plein, pour le lecteur (ou l'auditeur) du récit historique, les mécanismes identificatoires en lesquels il reconnaît, à travers les acteurs de l'histoire, les représentants d'une configuration de valeurs qu'il peut, ou ne peut pas, faire sienne.

   Ainsi toute histoire, même lorsqu'elle ne semble viser que la restitution fidèle du passé, a une dimension éthique. En se réalisant dans la forme du langage, une histoire est à même de situer des événements (date et lieu) et de les lier dans une cohérence temporelle (causalité), car seul le langage ouvre à la rationalisation. Ainsi c'est le langage qui, en assignant aux événements une place dans le monde commun, leur donne leur indice de réalité. Mais parce que les ressources du langage permettent aussi de monter une fiction, le récit historique parle également à l'imaginaire des individus. Par là il fournit une voie d'expression à ses affects, en particulier ceux qui sont liés à sa condition d'errant. C'est ainsi que le récit historique permet que s'apaisent les passions nées de l'irruption de l'événement (« Quand un témoin dit à l'historien : "On ne s'y retrouve pas dans votre discours !" , il dit en fait :"Mais alors, et la chair humaine ?» J.P. Vernant in Mémoire et Histoire : la Résistance ; Privat, 1995 ; p.344).

   Il faut noter en outre qu'il y a présomption que l'image mentale - première forme de représentation dans l'ordre ontogénétique - soit aussi la première forme de maîtrise de l'espace : on imagine toujours un espace circonscrit, on ne peut pas imaginer l'illimité.

  Finalement ce qu'apporte tout récit historique, en combinant ainsi les facultés de raison et d'imagination, c'est une compréhension, c'est-à-dire la saisie intuitive dans une même unité de sens d'une constellation d'événements et faits afférents. Cette compréhension est incontestablement satisfaisante car elle opère « une réconciliation avec la réalité » – Hannah Arendt, Le concept d'histoire in La crise de la culture, Folio-essais, 1989 ; p. 63. Nous pouvons apprécier maintenant la portée de cette formule. En effet l'histoire nous réconcilie avec des événements par nature perturbateurs de l'ordre des choses. Mais elle nous réconcilie aussi avec notre condition d'errant qu'elle prend en compte et qu'elle surmonte en intégrant les événements dans un récit qui réajuste les valeurs qui orientent notre existence. Et n'oublions pas qu'en tant qu'elle est une mise en œuvre de la langue, elle est l'actualisation de notre monde proprement humain qui nous réconcilie avec l'espace illimité.

  La fonction essentielle du récit historique - la réconciliation avec un monde en lequel on ne sait où se mettre - est valablement assurée par les types de récits historiques traditionnels : épopée, mythe, légende, conte. Si bien qu'il apparaît problématique de rendre compte de l'apparition et du développement du récit historique comme savoir rigoureux. Faut-il prendre en compte un motif autre que le motif spatial précédemment mis à jour pour rendre compte de l'importance de cette forme de récit historique ?

 

Fonction pratique et fonction théorique

  A partir du moment où la raison s'impose comme la valeur principale du discours, il est inévitable que le récit historique s'en empare. Car ce récit possède par nature les éléments qui permettent le développement de la rationalité : il met en œuvre le langage, et il a un impératif de liaison cohérente des faits. Ainsi lorsque, entre le VII° et V° siècle avant J. C., les Grecs ont reconnu la valeur de la parole réglée selon les critères de la raison - le logos -, les conditions étaient réunies pour qu'apparaissent les premiers historiens - ceux qui font profession de raconter fidèlement le passé en utilisant la raison. Ce qui caractérise l'œuvre d'Hérodote et plus encore celle de Thucydide, qui écrivirent au V° siècle, c'est la première place donnée à l'exigence rationnelle pour l'établissement du récit :
«… en ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n'ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu'à mon avis personnel : ou bien j'y ai assisté moi-même, ou bien j'ai enquêté sur chacun auprès d'autrui avec toute l'exactitude possible » – Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, livre I, p.14 ? collection Guillaume Budé, trad. J. de Romilly, Éditions Les Belles Lettres, 1968.

  Il faut apprécier le caractère novateur de tels propos. L'homme a toujours été intéressé de savoir ce qui s'est passé. Mais cet intérêt pour le passé était ordinairement subordonné à la catharsis des passions de l'errance, si bien que l'exactitude dans l'établissement des faits pouvait être sacrifiée sans que cela pose problème. Or, avec l'antiquité classique grecque, c'est désormais la valeur de connaissance du récit historique qui va être considérée comme prioritaire. Le récit sur les événements du passé est en effet pris dans le vaste mouvement spirituel qui, s'appuyant sur la reconnaissance de la puissance de la raison, valorise le savoir comme but en soi. Les Grecs utilisent le mot theôreîn = contempler, pour exprimer cette valeur :
«Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation
» – Aristote, Ethique à Nicomaque, X,9. trad. Tricot, Vrin, 1990.

  Ainsi la fonction pratique du récit historique est mise au second plan par rapport à cette nouvelle fonction théorique : l'histoire doit nous fournir un savoir aussi objectif que possible du passé.

  L'histoire, celle qui aujourd'hui s'enseigne comme composante de la culture contemporaine, se veut l'héritière de cette réorientation antique : elle se propose de restituer objectivement le passé. Mais elle a éprouvé aussi l'impossibilité à réaliser son projet de scientificité :
« L'histoire veut être objective, et elle ne peut pas l'être. Elle veut faire revivre et elle ne peut que reconstruire. Elle veut rendre les choses contemporaines, mais en même temps il lui faut restituer la distance et la profondeur de l'éloignement historique »
– Paul Ricœur, Histoire et vérité, Seuil, 1990 ; p. 80.

  Cette impossibilité, on en a compris la raison profonde : l'histoire ne peut que s'adresser aussi à l'imagination, or les images mentales sont irrémédiablement subjectives. En gommant cette part imaginaire, on l'a vu, elle ne pourrait plus être ce récit qui dit et surmonte nos errances, elle ne serait plus elle-même, autant dire qu'elle ne nous intéresserait plus.

  Cela signifie que le motif pratique du récit historique - la réconciliation avec le monde - ne peut totalement être recouvert par le motif théorique - la contemplation de l'ordre du monde. Mieux, cette visée théorique elle-même peut être interprétée en fonction de motifs pratiques.

  Vouloir connaître le passé humain, c'est en effet vouloir connaître l'homme. Ce qui est une manière de mettre en œuvre le précepte de Socrate (dont les premiers historiens furent les contemporains) : " connais-toi toi-même ! ". Or nous savons que ce précepte infléchit l'idéal théorique hérité des présocratiques de deux points de vue : il indique que le savoir le plus fondamental n'est pas le savoir de l'univers mais le savoir de l'humain ; il affirme que la possession du savoir n'est pas dissociable de l'exercice de la vertu : savoir, c'est savoir où est le bien et vouloir le faire.

  On peut donc supposer qu'il y a, au-delà d'un désir de connaissance exacte du passé humain, et cela dès l'origine quand furent publiés les premiers ouvrages d'histoire, le désir pratique de connaître le Bien, c'est-à-dire de connaître les repères permettant d'orienter son errance dans la bonne direction. Ce que le sens commun perçoit spontanément quand il exprime qu'"il faut tirer les leçons de l'histoire ".

  Il convient d'ailleurs de ne pas confondre cette mise à jour de valeurs par réflexion sur le savoir historique, de la saisie intuitive de valeurs par adhésion au récit historique (telle que nous l'avons mise en évidence plus haut). La première ne peut porter que sur l'histoire comme savoir rigoureux ; la seconde concerne tout type de récit historique. La première passe par l'effort de la pensée ; la seconde passe par le plaisir du récit. La première permet l'esprit critique ; la seconde ne fait que rassurer. La première est datée (la Grèce antique) ; la seconde est immémoriale. La première est facultative ; la seconde est nécessaire à l'existence humaine.

  Si l'histoire savante a prospéré, ces deux derniers millénaires, comme composante de la culture, c'est d'une part parce que la visée théorique n'a fait que recouvrir sans l'exclure la fonction essentielle et donc universelle de maîtrise par le récit de l'errance ; mais d'autre part c'est aussi parce que le savoir théorique a pu tout autant offrir un intérêt pratique à la hauteur du problème de l'errance humaine, et ceci avec un avantage insigne : cet intérêt pouvait être développé dans la claire conscience de ses raisons ; il était donc un progrès de la liberté.

 

Conclusion

  Mettre l'accent sur la valeur de connaissance du récit historique, c'est collecter de la façon la plus précise les faits du passé et cette précision implique la mise en ordre selon le temps. L'événement va d'abord être identifié par sa date. Son sens, c'est-à-dire sa valeur de révélateur d'errance, va être mis en sourdine. " Il était une fois … ", ainsi commence le conte. Et cela suffit. Car il suffit de savoir que notre réalité présente est tributaire de cet événement passé, puisque, de toutes façons, du point de vue de son impact sur l'errance humaine, tout événement a un écho infini dans l'avenir.

  Mais le temps de l'histoire dont on fait si grand cas, que révèle-t-il ? Il est d'abord un principe de classement. Tout au plus nous donne-t-il un savoir sur le fonctionnement du monde physique : telle cause engendre tel effet. Mais nous savons, depuis Hume, qu'il ne faut pas trop s'illusionner sur la valeur d'un tel savoir. En tous cas, il ne nous révèle rien sur l'aventure humaine, sinon qu'elle est dans le temps. Ce qui n'avance pas à grand-chose.

  Nous espérons avoir montré que le véritable enjeu de l'histoire était d'ordre spatial. Car il y a de fortes raisons pour penser que l'espace est le plus enfoui et le plus pérenne des problèmes posés à l'homme.

  Déjà dans son étymologie le mot histoire manifeste l'effort humain pour surmonter sa déréliction spatiale en donnant au monde une forme habitable. Mais il reste que, toujours tenu par une profonde et secrète nostalgie, l'homme n'est bien nulle part en ce monde où il doit faire quelque chose de son existence. Il est celui qui ne sait jamais où se mettre, qui a toujours besoin de se déplacer. L'espèce humaine est l'espèce errante.

   Toute histoire raconte l'errance humaine. Et en racontant les événements de cette errance, en les liant dans le langage, elle les rattache au monde humain de la culture qui est le vrai habitat de l'homme. C'est ainsi que l'homme surmonte son sentiment de déréliction. C'est ainsi que l'histoire réconcilie l'homme avec le monde.

  Raymond Aron écrivait : « L'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche une vocation » – Introduction à la philosophie de l'histoire, Gallimard, 1986 ; p. 43. Cela est juste. Mais nous l'avons vu, la recherche de cette vocation se pose d'abord comme problème de place dans le monde. Ne sommes-nous pas, au terme de cette réflexion, légitimés à écrire que, plus profondément, «l'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche un lieu » ?

 ©   PJ Dessertine