L'anti-somnambulique
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Quête de l'humain    

Quelle communication humaine
est-elle impliquée par l'existence
des premières cultures techniques ?


    Dans la lignée des Primates, l'apparition d'outils apparaît étonnamment précoce. Les plus anciennes pierres taillées remonteraient à 3 millions d'années. Cependant c'est à partir de moins 2 millions d'années que l'on trouve des pierres semblablement taillées disséminées sur des sites dispersés dans le temps et dans l'espace (Robert CLARKE, Naissance de l'homme, Points Seuil ; p. 47.) ; ce qui permet dès lors de parler d'une culture technique.
    On se trouve alors en face d'un paradoxe. D'une part la simple logique nous contraint à reconnaître l'existence d'un langage comparable au notre (Cf. La leçon de Thalès, § 3. Aussi LEROI-GOURHAN : " Il y a possibilité de langage à partir du moment où la préhistoire livre des outils, puisque outils et langage sont liés neurologiquement et puisque l'un et l'autre sont indissociables de la structure sociale de l'humanité ". Le geste et la parole, t. I, p.103) ; d'autre part on sait concrètement que ces hominidés d'il y a 2 millions d'années avaient un volume crânien qui était à peu près la moitié de celui de l'homme actuel. S'agissait-il d'un semblable ou d'un animal performant ?
    Pour Leroi-Gourhan, l'homo habilis est notre semblable pour des raisons de logique corporelle. Contrairement au singe, il n'a pas le gros orteil écarté ce qui signifie que ses pieds sont spécialisés dans la locomotion. Il s'ensuit que sa posture est redressée - c'est un primate debout - dont les membres antérieurs peuvent être consacrés à la préhension. Cette préhension, l'usage des mains, est, comme chez beaucoup de mammifères, sous le contrôle du champ facial (regard), mais avec une différence essentielle. En effet, la position du crâne au sommet d'une colonne vertébrale redressée, d'une part libère le regard, d'autre part permet un développement de la cavité frontale du crâne, lequel n'est plus soumis aux contraintes mécaniques qui, encore chez le singe, sont produites par l'exigence de maintien de la tête en suspension en avant du reste du corps. Ce déverrouillage frontal permet au cerveau de se développer spatialement : c'est l'apparition d'un néo-cortex. Or il y a une logique du développement du cerveau des vertébrés comme ganglion antérieur de la moelle épinière : on part d'une programmation des comportements extrêmement spécifique (cerveau reptilien ) à des comportements plus souples (cortex moyen des mammifères) et à un nombre indéfini de comportements possibles (néo-cortex). C'est donc d'une aptitude inédite à généraliser que bénéficie le primate qui s'installe dans la position debout. Cette aptitude, couplée avec la disponibilité des mains pour la préhension, médiée par la libération du regard, permet de rendre compte de l'apparition d'une culture de l'outil. (LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, t. I)

    La fonction du langage est située dans le néo-cortex. Celui-ci existe chez l'homo habilis, mais à l'état naissant (en fait le lobe frontal se déploiera progressivement, et parallèlement la valeur technique des outils de pierre s'améliorera jusqu'à l'homo sapiens - moins 40 000 ans). Quel peut être ce langage qu'il faut attribuer à ces premiers hommes ?

Le geste ou la voix ?

    Les singes ont une vie sociale très riche qui repose sur une communication à la fois par le geste et par la voix. L'homme aussi d'ailleurs, mais chez lui la voix s'est imposée comme moyen de communication privilégié. On peut penser que ce privilège existait déjà chez les premiers hominidés. Qu'est-ce que l'homme ? Un primate qui est descendu de l'arbre, qui s'est aventuré à découvert dans la savane. Donc un être qui a pris des risques (et qui devait avoir de bonnes raisons pour le faire, sans doute suite à un changement des conditions naturelles de grande ampleur – Sur tout ceci voir le livre très éclairant, Serge MOSCOVICI : La société contre nature). Or en telles conditions la supériorité de la communication par la voix pour assurer la survie du groupe, n'a pu que s'imposer : le signe vocal est de portée (spatiale) supérieure au signe visuel, il peut être reçu tous azimuts (le geste n'est visible que dans la direction du regard), il est utilisable en toutes circonstances (en particulier et surtout la nuit, moment des plus grands dangers), enfin le matériau phonique est d'une souplesse sans égal pour la multiplication des signes (une douzaine de traits phoniques distinctifs permettent de construire 26 unités sonores (phonèmes) lesquelles permettent plus de 200 syllabes qui combinées engendreront des dizaines de milliers de mots pour former une infinité de phrases). Donc parallèlement à la libération de la voûte crânienne, s'est imposé le privilège de la communication vocale avec un enrichissement de son répertoire de signes.

Langage imitatif ou symbolique ?

    En corollaire de ce qui vient d'être dit, on peut affirmer que les signes de ce premier langage humain n'étaient pas essentiellement de nature imitative.
    D'une part le geste imitatif "n'indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles " (J.J. ROUSSEAU, Discours sur l'origine..., 1ère partie), est aussi souvent très ambigu (" Montrer du doigt peut effectivement avoir le sens d'une malédiction : dans certaines cultures, particulièrement en Afrique, c'est un geste de mauvais augure ". Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale) et n'autorise de mémorisation que sous forme d'images (lesquelles sont toujours imprécises et instables). Le geste imitatif ne peut donc suffire à rendre compte à la fois de la finesse des procédures de taille d'un silex (Cf. LEROI-GOURHAN, L'homme et la matière, chap. 4, § "solides stables") et de leur diffusion fidèle à travers l'espace et le temps.
    D'autre part avec de la matière sonore on ne peut imiter que des événements sonores, ce qui réduit beaucoup trop le champ de l'expérience communicable.
    Un signe imitatif ne renvoie qu'à des situations singulières, elles-mêmes saisies en représentations sensibles, son usage ne peut être que fort restreint. Or pour permettre l'établissement, la diffusion, la transmission d'une culture, les signes de communications utilisés doivent valoir pour une infinité de situations possibles : ils doivent être symboliques. Cela implique que le signifiant soit dégagé des rapports analogiques avec les situations particulières qu'il peut évoquer, qu'il possède donc une part de conventionnel, voir d'arbitraire (ainsi l'indien caraïbe qui venait à la rencontre de Christophe Colomb tenait les mains ouvertes, paumes vers l'avant, en signe - symbolique - d'intentions pacifiques). La saisie de la signification par le récepteur se fait alors non au moyen d'une image, mais par saisie intuitive de la différence de ce signe par rapport d'autres signes avec lesquels il fait système (par exemple la main ouverte fait signe de paix par opposition au poing fermé). C'est comme élément d'un système de différence conventionnellement admis au sein d'une société, qu'un signe peut prendre ce pouvoir de signifier un nombre illimité de situations, c'est-à-dire d'être symbolique. Il faut attribuer à notre lointain ancêtre fabriquant de pierres taillées la maîtrise d'un langage vocal symbolique.

Les passions ou la pensée ?

    Les animaux maîtrisent des systèmes de signes, ils usent de symboles (par exemple la danse des abeilles) mais ceux-ci sont toujours non évolutifs et relèvent en vérité de montages instinctuels. Ce qui caractérise d'emblée les premières formes de langage humain, c'est leur évolutivité, c'est leur enrichissement en signes, leur affinement de structures (différenciation du statut des mots), bref leur créativité qui manifeste la liberté humaine.
    Tous s'accordent à dire que les premiers signes humains ont servi à exprimer les passions ; mais là encore rien de nouveau par rapport à l'animal. Par contre lorsqu'il s'agit de prévoir et de réaliser un outil pour se satisfaire, alors il faut être capable de lever le nez de dessus les satisfactions possibles, d'oublier le monde présent, la situation concrète, pour penser dans l'abstrait, c'est-à-dire pour penser au sens noble et humain du terme. L'existence des premières cultures d'outils prouve une réelle capacité de mettre le présent et ses sollicitations entre parenthèses pour s'installer, en esprit, dans le général et l'abstrait. Toute la pensée est déjà là.

Conclusion

    Le langage d'il y a 2 millions d'années était d'essence identique au notre : système de signes vocaux de valeur symbolique, il pouvait exprimer une pensée. Toute la naissance de l'humanité repose sur le processus déclencheur du déverrouillage préfrontal.
    La capacité d'être homme repose sur l'existence d'un néo-cortex. Son développement, son volume, ne changent pas essentiellement la qualité de l'individu (on sait que l'homme de Néandertal avait une boîte crânienne au moins aussi volumineuse que la nôtre).
    On n'a pas à opposer comme on l'a fait, un homo faber, encore un peu animal, à un homo sapiens enfin vraiment homme : être fabricateur d'outils, c'est être sapiens, c'est-à-dire pleinement humain.

m'écrire    PJ Dessertine, automne 1998

Note printemps 99. La page :"Et si le premier homme n'était pas l'inventeur du premier outil" du Monde daté 7 mai 1999, incite à approfondir la distinction entre simple capacité technique et culture technique.
    La capacité technique, y compris la capacité à fabriquer des outils, est largement répandue dans le monde animal, mais elle est caractérisé par la répétition à l'identique d'un savoir ou, pour être précis avec une adaptabilité limitée (elle ne peut pas aller au-delà de certaines bornes relevant de la biologie de l'espèce).
    La culture technique existe à partir du moment où il y a manipulation et échanges symboliques du savoir technique. La capacité technique est alors adaptable indéfiniment, elle est ouverte à l'évolution historique. La condition en est la possession d'un néo-cortex avec l'aptitude au langage symbolique qu'il rend possible.
    Pour illustrer cette distinction, nous citons un passage de l'article "Travail constant ou instinct aveugle ?" :

«Si l'outil se définit comme une extension du corps, conçu par l'organisme en vue d'un certain but, alors l'outil est chose courante dans la nature. Ainsi, les stromatolites de la cyanobactérie et les polypes des récifs de co-rail sont des outils. Les nids d'oiseaux, les termitières et les rayons de miel des abeilles le sont aussi. Que dire encore de ce fringillidé des îles Galapagos qui utilise les épines de cactus pour extraire les insectes ou de ce corbeau de Nouvelle-Calédonie qui taille des feuilles en forme de lame pour la même rai-son... Beaucoup contesteront ces exemples, arguant que les outils conçus par l'homme impliquent un projet conscient et une ré-flexion. Ceux découverts par Hélène Roche et son -équipe apportent la preuve que les êtres qui les ont fabriqués savaient exacte-ment ce qu'ils faisaient. Mais il est difficile d'" aller voir " dans la tête des autres. Sur-tout lorsqu'il s'agit d'une espèce qui n'est pas la nôtre ou qui a disparu. Comment sa-voir, sans le demander, si l'outil que fabrique un corbeau, ou celui qu'a élaboré l'australo-pithèque, est le fruit d'un travail conscient ou d'un instinct aveugle ?
(...)
Les données archéologiques accordent une grande place à l'instinct. Prenons l'exemple de la hache, l'outil par excellence de l'homme préhistorique. Cet objet magnifique montre que son inventeur, sans doute l'Homo erec-tus, était un excellent artisan. De telles haches, vieilles d'un à deux millions d'an-nées, ont été mises au jour en Afrique et en Eurasie. Toutes se ressemblent: le même modèle reproduit sur cinquante mille géné-rations à travers le monde.
Cela n'a rien à voir avec l'usage de l'outil tel qu'on le comprend aujourd'hui, usage qui suppose de l'imagination et, partant, de l'adaptation et du changement. Toutes ces haches restent stéréotypées, ce qui laisse à penser qu'Homo erectus fabriquait des outils de la même façon instinctive que les oiseaux construisent leur nid. Conclusion : la fabrica-tion d'outils n'est donc pas une caractéris-tique spécifiquement humaine.» Henry Gee (Le Monde du 7 mai 1999)

    PJ Dessertine