Introduction :
Il y a un problème particulier d’adaptation de l’espèce humaine à
la radioactivité.
C’est
bien connu, une des clefs de l’épanouissement de la vie
sur terre, c’est l’adaptation. Un être vivant est toujours
déjà adapté grâce à ses instincts (ainsi l’abeille sait repérer
le pollen, et le chat sait chasser les souris). Mais un être vivant
peut aussi s’adapter de façon beaucoup plus précise grâce à
sa conscience (c’est évident pour les animaux supérieurs :
ainsi un chien adapte son comportement aux exigences de son maître).
Mais avec le développement d’une connaissance rationnelle du
monde qui déborde largement la conscience sensible qu’il en
a, l’homme est capable de s’adapter à des réalités abstraites.
Le virus du sida, on ne le voit pas mais on connaît rationnellement
la menace qu’il représente et les conditions de sa transmission,
et donc on adapte son comportement à ce savoir abstrait (par ex. mettre
un préservatif), de même pour le virus de la vache folle : rien
n’indique que la menace soit présente dans notre assiette, pourtant
l’ayant étudiée nous en avons déduit des comportements adaptés,
par exemple le fameux principe de précaution.
Or,
plus d’un siècle après sa découverte, l’homme ne s’est
toujours pas adapté à la radioactivité. Il ne sait toujours pas à
quoi s’en tenir. Il ne parvient pas à définir collectivement
des règles de comportement vis à vis de cette réalité qui compose
indéniablement son environnement, et qu’il contribue à multiplier.
Il ne sait quel parti prendre. Y a-t-il ou non danger à vivre dans
le voisinage d’une centrale nucléaire ? A consommer des
légumes conservés par irradiations etc. ? Car la radioactivité
soigne et guérit aussi. Et elle est depuis toujours une composante
de l’environnement naturel. La radioactivité est-elle anodine
ou est-elle une puissance meurtrière d’autant plus redoutable
qu’elle agit sans faire de bruit ?
Nous
aimerions rendre compte de cette position singulière dans le monde
humain de la radioactivité. Y a-t-il dans les caractères propres de
cette réalité physique de quoi justifier cette difficulté d’adaptation ?
On aimerait en tirer des éclaircissements sur les principes à adopter
pour arriver à un consensus social minimum pour gérer les comportements
vis à vis de la radioactivité.
1. La radioactivité
est un phénomène naturel fondamental dans l’univers.
Définition
Au
sens strict la radioactivité c’est le fait que certains éléments de
la matière émettent une énergie continue non perceptible à l’homme,
lors de la transformation du noyau d’un atome. On appelle radiation
ou rayonnement cette émission, et on qualifie d’irradié un corps extérieur
qui en est affecté. Ces radiations sont soit un flux de noyaux d’Hélium
(rayons alpha : 2 protons + 2 neutrons) soit un flux d’électrons
(rayons bêta) soit un rayonnement électromagnétique de très courte
longueur d’onde (rayons gamma). Mais pratiquement il faut étendre
le problème aux rayonnements électromagnétiques énergétiques, c’est-à-dire
de longueur d’onde plus courte que celle de la lumière (rayons UV,
X et gamma) car d’une part ils accompagnent toujours les émissions
de particules lors du changement de masse d’un noyau atomique, d’autre
part, ils relèvent du même type d’interaction avec le vivant.
Ce sont les
étoiles qui créent les éléments radioactifs.
Il
y a à peu près une centaine d’éléments naturels. L’instabilité des
atomes, et donc leur radioactivité, est liée à leur masse et à leur
structure. Il y a plus d’éléments radioactifs du côté des atomes lourds.
D’ailleurs, à partir du Polonium (numéro atomique, c’est-à-dire nombre
d’électrons = 84), ils le sont tous.
Tous
les éléments radioactifs ont été créés dans les étoiles lors de leurs
propres réactions de combustion nucléaire, en particulier les plus
lourds sont crées lors de l’explosion des supernovas :
lorsque sa combustion nucléaire est suffisamment avancée, et que l’étoile
est suffisamment massive, elle surchauffe et explose en atteignant
des températures extrêmes qui permettent la constitution des éléments
les plus lourds par fusion nucléaire. Ces éléments sont alors rejetés
dans l’espace sidéral où ils se diffusent dans des nuages de
poussières.
Mais
il arrive que ces éléments soient réutilisés dans la formation d’une
nouvelle étoile qui naît de la contraction gravitationnelle d’un nuage
de poussières suffisamment dense pour amorcer des réactions nucléaires
par l’échauffement ainsi provoqué. Et ainsi on peut retrouver à peu
près tous les éléments dans les planètes qui se forment par agglomération
à partir de la couronne de poussières de qui entoure la nouvelle étoile.
C’est ainsi que la Terre était constituée à son origine d’une grande
quantité d’éléments lourds radioactifs.
La radioactivité
est une composante permanente de l’environnement du vivant.
On
peut caractériser les éléments radioactifs par leur période (temps
au bout duquel la moitié des atomes se sont transformés par émission
de rayonnement). Cette période est parfaitement régulière et n’est
influencée par aucun facteur exogène. De nos jours on trouve sur Terre
des éléments radioactifs natifs (datant de la constitution de notre
planète) dont la période est suffisamment longue pour qu’ils n’aient
pas été totalement transmutés. Ce sont en particulier les métaux lourds
tels l’uranium 238 (Z – numéro atomique = 92) et le thorium (Z = 90)
qui se transmutent finalement (par d’autres éléments radioactifs intermédiaires)
en isotope de plomb stable (isotope : même n° atomique, mêmes
propriétés chimiques, mais masse atomique – nombre de particules du
noyau – différente.)
Périodes d’éléments
radioactifs natifs :
Thorium
|
14 milliards d’années
|
Uranium 238
|
4,5 milliards d’années
|
Uranium 235
|
0,7 milliards d’années
|
Rappelons
que l’âge de notre planète est actuellement estimé à 4,5 milliards
d’années. Et c’est justement la régularité de la période des éléments
radioactifs natifs qui a permis de déterminer ce chiffre (sommairement,
on constate la proportion de plomb produit par désintégrations dans
le minerai d’uranium).
Il
y a de nos jours 0,7 pour cent d’uranium 235 dans l’uranium naturel.
Cette proportion était de 3 pour cent il y a 2 milliards d’années.
Cela correspond à la composition de l’uranium enrichi avec lequel
on fait fonctionner nos centrales nucléaires : elle permet d’amorcer
une réaction en chaîne. De fait, on a retrouvé des réacteurs nucléaires
naturels à l’état fossile (Gabon, 1972).
On
estime à 80 % la part de chaleur émanant de la terre qui est due aux
éléments radioactifs de la terre On peut estimer qu’il y a 3,5 milliards
d’années, lors de l’apparition des premiers organismes unicellulaires,
ce flux de chaleur était 3 fois plus important qu’aujourd’hui.
Outre
cette radioactivité endogène, il faut prendre en compte une source
de radioactivité permanente induite par le rayonnement cosmique. Cette
radioactivité, hautement énergétique, est très atténuée par la couche
d’ozone. Ainsi le carbone 14, de période de 5700 ans, et par lequel
on peut dater les fossiles, est induit par le rayonnement cosmique.
La
radioactivité naturelle est donc un paramètre essentiel pour comprendre
l’évolution de la vie sur la Terre.
En matière
nucléaire, l’homme n’a rien inventé.
Les
éléments, tous
les éléments, et les réactions nucléaires, soit de fusion (cœur
d’une étoile), soit de fission (réacteur naturel au Gabon) ,
ont d’abord été produits naturellement. On stigmatise volontiers
la technique contemporaine pour avoir créé artificiellement des éléments
diaboliques, tel le plutonium (élément radioactif très énergétique,
sous-produit des centrales nucléaires, de période de 24000 ans). Le
plutonium est un élément naturellement produit par les désintégrations
spontanées qui mènent de l’uranium au plomb. D’ailleurs
on a retrouvé du plutonium à l’état de traces dans la nature
Ainsi, à strictement parler, ni la radioactivité, ni les éléments
transuraniens (de numéro atomique supérieur à celui de l’uranium)
, ni la réaction nucléaire en chaîne, n’ont été inventés par
l’homme. Ce que l’homme a inventé, c’est seulement
leur reproduction artificielle.
2. L’action
ambivalente de la radioactivité sur le vivant.
La
radioactivité est facteur de désordre dans les cellules vivantes.
Les
radiations sont ionisantes c’est-à-dire qu’elles sont
capables d’arracher un électron aux atomes des milieux rencontrés,
et ainsi de les transformer en ions positifs. Mais l’électron
ainsi éjecté, par son énergie cinétique peut éjecter d’autres
électrons qui se comporteront de la même façon. Il se forme en particuliers
des radicaux libres, fragments de molécules possédant un électron
célibataire, instables, très réactives, qui auront tendance à s’agglomérer
à tout élément même vaguement approprié, devenant ainsi facteur de
désordre dans les molécules fonctionnelles de la cellule vivante (parois
cellulaires, protéines, ADN). Si les molécules d’acides aminés
qui codent l’information génétique sont endommagées, ce seront
l’ensemble des cellules reproduites à partir de cet ADN qui
le seront également. On comprend que les tissus à reproduction rapide
sont les plus vulnérables : globules rouges et blancs (anémies,
leucémies), cellules épithéliales – qui constituent le tissu
protecteur d’un organe ( cancer de le peau, intestins), cellules
germinales (malformations). Ce sont les fœtus et les enfants
qui sont les plus vulnérables aux dommages causés par la radioactivité.
La
gravité du dommage dépend de la nature – la radioactivité alpha est
plus nocive – et de l’intensité de l’irradiation, mais également de
l’état de défense de l’organisme.
L’effet
pathologique d’une irradiation est aléatoire.
L’irradiation
d’un tissu vivant est un processus qui se déroule au niveau de l’interaction
des particules qui constituent les atomes. La détermination de ces
processus va donc être régie par le principe d’incertitude (il est
impossible de déterminer la position et l’énergie d’un
électron) Il est donc impossible d’établir un chaîne causale d’événements
qui aille de l’émission radioactive à la pathologie. Il y a un lien
aléatoire irréductible entre l’irradiation et le symptôme. Les effets
d’une irradiation peuvent être immédiats, comme ils peuvent attendre
pour se manifester, s’ils se manifestent, 10, 15, voire 20 ans. Si
bien qu’on n’a aucune certitude pour attribuer l’apparition d’une
tumeur cancéreuse par exemple, à un événement d’irradiation. Il s’ensuit
que les décisions, par les pouvoir publics, d’un seuil d’irradiation
dangereux, sont largement arbitraires.
Un certain
désordre génétique n’est pas en soi-même pathologique : il fait
partie des caractères du vivant.
Les
erreurs d’information sont naturelles dans la transmissions du code
ADN d’une cellule à l’autre (ce qu’on appelle mutation spontanée) ;
l’organisme sait remédier à ces erreurs. Mais si les erreurs sont
trop nombreuses dans une cellule, celle-ci peut subir un dérèglement
de son mécanisme de reproduction. Elle engendre alors une tumeur ;
à partir d’elle peut se développer un cancer.
On
s’accorde à penser que la radioactivité ambiante – rayonnement cosmique
et radioactivité tellurique – est, à côté d’agents chimiques, un facteur
important des mutations spontanées dans le vivant.
On
prend désormais très au sérieux l’hypothèse que le vieillissement
serait en fin de compte l’effet de l’accumulation de ces petites erreurs
de programme au cours du temps qui rendrait les cellules incapables
de se renouveler. Ce qui, soit dit en passant, serait une confirmation
de la thèse de Spinoza que l’on ne meurt jamais que par des causes
extérieures.
On peut attribuer
à la radioactivité un rôle décisif dans l’évolution du vivant.
Le
rôle de la radioactivité naturelle a été de mettre de l’aléatoire,
du « bruit », dans la reproduction du vivant. Or, selon
le biologiste Jacques Monod, ce « bruit » est la condition
essentielle de l’évolution :
« Pour
la théorie moderne l'évolution n'est nullement une propriété des
êtres vivants puisqu'elle a sa racine dans les imperfections
mêmes du mécanisme conservateur qui, lui, constitue bien leur
unique privilège. Il faut donc dire que la même source de perturbations,
de "bruit" qui, dans un système non vivant, c'est à dire
non réplicatif, abolirait peu à peu toute structure est à l'origine
de l'évolution dans la biosphère, et rend compte de sa totale liberté
créatrice, grâce à ce conservatoire du hasard, sourd au bruit autant
qu'à la musique, la structure réplicative de l'ADN. »
Le hasard et la nécessité - 1970 ; p 130.
Le
livre de Monod, et la théorie de l’évolution qu’il défend, ont eu
une portée considérable dans la philosophie des sciences. C’est un
lieu commun de la science contemporaine de rendre compte de l’évolution
à partir des mutations génétiques. Pourtant, il y a ici un phénomène
très curieux du discours scientifique : il ne va jamais plus
loin que l’invocation du hasardeux, de l’accidentel de ces mutations ;
il ne le relie jamais à la radioactivité naturelle.
Pourtant,
il est établi :
·
que la radioactivité naturelle existe,
·
qu’elle est efficiente sur les organismes vivants, et
d’autant plus que ceux-ci sont plus complexes.
·
que sont efficacité est aléatoire : elle permet
donc de rendre compte du caractère hasardeux des mutations.
Il
nous faudrait un nouveau Bachelard pour faire la psychanalyse de cette
forclusion. Car enfin, nos scientifiques sont d’une très grande prolixité
quand ils reconnaissent l’activité de la radioactivité passée pour
inscrire dans les matières et dans les corps des effets qui leur permettent
de fonder des techniques de datation fort performantes, sans prendre
garde que ces même effets sont tout autant la marque d’une profonde
influence de la radioactivité sur l’histoire du vivant.
3. Repères
concernant l’histoire du vivant du point de vue de la radioactivité.
L’abri
marin a permis la constitution des premières cellules vivantes
L’univers
en lui-même est radioactif. Il est traversé par le rayonnement cosmique
qui est très énergétique. Le système solaire, qui s’est formé il y
a 4,5 milliards d’années, était hautement radioactif, et donc aussi
la Terre. Mais, par sa logique propre, la radioactivité a décru rapidement
au début, et ensuite de plus en plus lentement selon une progression
géométrique (de moitié par laps de temps égaux).
Lorsque
sont apparus les premiers êtres vivants, des bactéries (les procaryotes)
– vers moins 3,8 milliards – la radioactivité avait déjà fortement
décru, (bon nombre d’isotopes radioactifs très énergétiques avaient
disparus).
Il
reste qu’on a pu évaluer, à partir de ce qu’il reste actuellement
d’atomes radioactifs, que, vers moins 3,5 milliards, la radioactivité
tellurique était trois fois supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui.
A quoi il faut ajouter le rayonnement cosmique dont rien ne protégeait
la surface de la Terre, l’atmosphère telle que nous la connaissons,
n’étant pas encore constituée. Dans un tel environnement aucune molécule
organique un peu complexe ne pouvait être viable.
C’est
pour cela que les premières formes de vie étaient fort simples –
des unicellulaires sans noyau – et se sont développées à l’abri
du milieu marin.
En
effet les rayonnements les plus énergétiques sont les rayonnements
alpha et béta. Or ils sont arrêtés par l’eau (dans l’industrie
nucléaire, on travaille volontiers en piscine pour manipuler les matériaux
radioactif). C’est dans l’eau que les premières bactéries
se sont développées.
Et
pendant les 9/10 de son histoire la vie n’a pas quitté l’eau.
L’organisme
vivant s’est structuré en se protégeant des fortes énergies radioactives.
On
peut considérer que l’atome comme la molécule sont des structures
ouvertes. Leur liaison ne filtre pas l’interaction avec des corps
de même type : une particule peut traverser un atome ou une molécule,
elle peut éjecter un électron ou même casser le noyau, un atome peut
s’accrocher à un autre atome (cela dépend de la compatibilité des
crochets, etc.) Ce qui caractérise d’emblée l’organisme vivant, c’est
sa fermeture : il a toujours une enveloppe (une peau), par laquelle
il filtre a priori ses échanges avec ce qui est dès lors déterminé
comme ce qui n’est pas lui (l’extérieur).
Son
enveloppe la plus extérieure est sans aucun doute la principale protection
d’un organisme contre les rayonnements. On sait en effet qu’une
simple boîte en matière plastique peut confiner le rayonnement alpha.
Les
premières cellules vivantes ne renfermaient pas de code génétique
tel que nous le connaissons aujourd’hui, car elles n’avaient pas de
noyau. A partir du moments où des molécules d’acides aminés très complexes
et donc sensibles aux rayonnements ont porté les informations de reproduction
de l’organisme, il fallait une nouvelle enveloppe pour la protéger :
c’est vers moins 2,5 milliards d’années que sont apparues les premières
cellules à noyau (Eucaryotes).
Le
bouclier d’ozone a rendu possible la vie sur terre.
Ensuite
se sont développées des bactéries capables par leur métabolisme de
produire de l’oxygène (algues bleues). Au long des millions d’années
ces bactéries ont saturé l’océan d’oxygène qui s’est ensuite répandu
dans l’atmosphère.
Cet
oxygène atmosphérique, bombardé par les rayons cosmiques, a formé
une variété particulière de l’oxygène appelée ozone (3 atomes par
molécules au lieu de 2). Or l’ozone s’installe dans la haute atmosphère
où il absorbe la plus grande part de l’énergie des rayons cosmiques.
Il
a donc fallu la constitution d’une atmosphère oxygénée surmontée d’une
couche d’ozone pour que les premiers organismes vivants, à un moment
où la radioactivité tellurique avait fortement décrue (il y a environ
500 millions d’années), se lancent sur la terre ferme.
Ce
n’est donc qu’à partir de l’établissement d’un environnement radioactif
apaisé qu’ont pu se développer les organismes vivants de structure
plus complexe.
4. L’expérience
humaine de la radioactivité.
La radioactivité
ne fait pas partie du milieu humain.
Chaque
espèce vivante découpe, dans l’ensemble des réalités qui l’environnent,
un milieu significatif, grâce aux caractères de sa sensibilité. Ainsi
une espèce peut avoir une fenêtre propre d’accès aux ondes électromagnétiques
(les insectes voient dans l’ultraviolet, pas les hommes).
Or,
Les humains n'ont pas une sensibilité capable de capter les
ondes électromagnétiques plus courtes que 0,4 micron (= 0,4 x10-6
mètre : limite du violet), et en particulier ils n'ont aucune
sensation des émissions gamma qui accompagnent toujours les flux radioactifs
composés de particules (radioactivité alpha et bêta). Ils n'ont pas
la sensation de la radioactivité naturelle.
C’est
seulement à la fin du XIX° siècle, et tout à fait par hasard, que
les hommes ont pris conscience de l’existence de la radioactivité
(Becquerel, 1896).
La
radioactivité apparaît concerner un niveau trop fin de
la matière pour être mise en forme et être ainsi reconnaissable.
En
effet les particules atomiques, on le sait, ne peuvent être déterminées
comme des réalités du monde sensibles (relations d’incertitude).
De plus, la radioactivité naturelle, ne pourrait être qu’une
espèce de « bruit de fond » permanent. Or un tel bruit de
fond n’a pas de forme. On ne l’"entend" pas.
Enfin,
le danger potentiel que représente une irradiation est aléatoire d’une
part, et d’autre part il est un moyen de l’évolution du vivant. S’il
était perçu, il serait difficile d’y adapter un comportement opportun,
si tant est que cela ait un sens.
Tout
se passe comme si, du point de vue d’une logique du vivant,
il n’y avait pas de choix particuliers à faire concernant les
flux de radioactivité naturelle qui touchent les hommes, et que ces
choix avaient déjà été faits, au long de l’évolution, par l’adaptation
structurelle des formes de vie développées.
Mais
il se trouve que l’homme en a pris connaissance, et que dès lors il
a fait des choix concernant la radioactivité.
Le problème
de l’adaptation à une recrudescence artificielle de la radioactivité.
Il
importe de reconnaître que la découverte de la radioactivité n’a été
commandé par aucun besoin de l’espèce humaine, elle s’est faite par
hasard, alors qu’on s’interrogeait sur les propriétés de certains
phénomènes électriques.
Par
contre, on a très vite trouvé des utilisations : sels radioactifs
pour rendre les cadrans de montres luminescents, radiations pour accélérer
la cicatrisation des blessures durant la Grande Guerre. S’est
développé ainsi une technologie nucléaire médicale, d’armements,
de production d’énergie, alimentaire, etc.
Mais
il y a là un paradoxe : le fait qu’il y ait une technologie nucléaire
ne signifie pas qu’on maîtrise correctement les effets de la radioactivité
que l’on met en œuvre. En mettant une source en présence d’un corps
cible on peut maîtriser un effet d’irradiation (obtenir par exemple
la résorption d’une tumeur, la non germination de pommes de terre).
Mais le corps cible irradié devient par le fait source d’irradiation.
Même si elle est faible (on l’espère) la technologie nucléaire est
source d’une radioactivité supplémentaire qui s’ajoute à la radioactivité
naturelle.
D’autre
part la technologie nucléaire de production d’énergie engendre nécessairement
une grande quantité de déchets fortement radioactifs qui peuvent atteindre
des durées de dangerosité démesurément longues.
Il
faudra confiner (c’est-à-dire maintenir dans un espace absolument
clos) au moins cinq cent mille ans (500 000 !) les déchets renfermant
du Pu 239 (plutonium) produits aujourd’hui par tonnes dans les centrales
nucléaires (une simple poussière d’un microgramme de ce produit, inhalée,
peut provoquer un cancer).
Un
rapport de 1988 pour la France considérait déjà que les divers effets
de la radioactivité artificielle, augmentaient en moyenne de 50 %
la dose d’irradiation, incontournable parce que naturelle, reçue par
individu. Il faut préciser que cette radioactivité artificielle instaure
d’énormes différences entre individus (par exemple pour celui qui
subit beaucoup de radiographies : le médical représenterait les
9/10 de ce supplément d’irradiation).
Donc
les hommes sont désormais contraints de se donner des règles de comportement
par rapport à la radioactivité.
La
radioactivité échappe au principe de causalité
Or,
comme on l’a vu, il n’y a pas de perception de la radioactivité. Il
ne peut donc y avoir maîtrise qu’à partir d’une connaissance abstraite
de celle-ci.
Le
langage symbolique permet aux hommes de dépasser leur expérience individuelle
pour se donner un monde d’expériences partagées. La raison permet
d’anticiper l’avenir, et d’une manière générale de connaître une réalité
absente en la reliant aux expériences humaines. La première forme
de la raison, et la plus fondamentale, est la saisie du rapport de
causalité. Le rapport de causalité c’est la reconnaissance d’une régularité
dans la séquence de deux types d’événements, de telle manière que
l’un étant donné l’autre doit l’être aussi. La connaissance de la
causalité a fondé l’emprise technique de l’homme sur le monde, puisque
connaissant la suite nécessaire des événements, il a pu se donner
les moyens de les détourner à son profit.
Or
il est impossible d’appliquer le principe de causalité aux dommages
causés par irradiation (sauf bien sûr, le cas extrême d’une irradiation
suffisamment violente pour provoquer des sensations de brûlure). On
ne peut jamais attribuer une pathologie concrète (un cancer par exemple)
à un événement précis d’irradiation. Comme on ne peut jamais prévoir
les événements pathologiques qui vont découler d’une irradiation.
En deçà d’une dose statistiquement constatée comme certainement pathogène,
il est impossible de déterminer sans arbitraire un maximum de dose
admissible parce qu’elle serait non pathogène.
D’une
manière générale, on n’a jamais été capable de déterminer l’impact
sur la santé publique de la « surirradiation » artificielle.
Cela est très manifeste lorsqu’il s’agit d’étudier les conséquences
sanitaires des accidents nucléaires civils comme des essais nucléaires
militaires.
La
radioactivité est hors du champ de l’expérience commune
Ce
qu’on appelle l’expérience commune est un savoir sur le monde, accessible
à tout un chacun. Il consiste en la connaissance, à partir des sensations,
des relations causales qui permettent de gérer la vie quotidienne.
La
radioactivité est, de droit, hors du champ de l’expérience commune.
Ce qui interdit à tout un chacun d’adapter son comportement aux dangers
qu’elle représente, en connaissance de cause.
Les
isotopes radioactifs des éléments ont exactement les mêmes propriétés
sensibles que les isotopes stables, ils ne pourront donc être discriminés
lors des choix de consommation. Mais cela va plus loin, car ils ont
également les mêmes propriétés chimiques, si bien qu’ils prennent
la place des isotopes non radioactifs dans les cellules où il constituent
une source durable d’irradiation. Cela est spécialement nocif quand
l’isotope à une période longue (l’iode 131 dans thyroïde ; le
césium 137 dans les muscles ; le strontium 90 à la place du calcium
dans les os ; le carbone 14 à travers tout l’organisme).
Ainsi
l’individu est totalement démuni face à l’irradiation. Non seulement
sa conscience ne peut l’identifier par la perception, mais son organisme
n’a aucun moyen de la reconnaître pour s’en défendre.
L’homme
ne peut tout simplement pas « com-prendre » la radioactivité,
au sens étymologique du mot, c’est-à-dire la prendre avec soi pour
en faire un élément de l’expérience commune .
Il
ne peut alors qu’osciller entre deux attitudes.
Il
peut ignorer la radioactivité, comme il l’avait toujours fait. Mais
il s’expose alors à en être une victime impuissante.
Il
peut aussi la diviniser, ou la diaboliser, comme toutes les réalités
qui ont des effets mystérieux sur sa vie et qu’il se sent incapable
de maîtriser.
Imaginons
les cultes qui pourraient être rendus, dans les milliers d’années
à venir, aux mânes des vestiges des sarcophages de nos ex-centrales
nucléaires, dont tous ceux qui les auraient approchés seraient morts
d’un mal mystérieux, alors que tout souvenir de leur raison d’être
aurait disparu !
5. La radioactivité
artificielle comme problème politique.
Le
consensus du silence.
Ce
qui frappe, c’est le silence contemporain sur le problème posé par
la radioactivité artificielle. On est en train, en France, en 2004,
de décider de lancer un nouveau programme de production industrielle
d’énergie nucléaire dans une totale absence de débat public. Or on
s’apprête ainsi à accentuer la part de radioactivité artificielle
sur la planète, alors même qu’on n’a toujours pas trouvé la solution
technique du stockage et du confinement à long terme de déchets que
l’on produit massivement depuis trente ans.
On
se comporte comme s’il était normal que nos descendants trouvent la
solution à notre place, et comme s’il était évident qu’elle existe
et qu’ils la trouveront. Il s’agit là d’une attitude immorale – faire
à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’on nous fit – et qui repose
sur une croyance scientiste injustifiée.
Il
semble y avoir ici une convergence d’intérêts.
C’est
l’intérêt de ceux qui gagnent pouvoir et argent par l’industrie nucléaire.
Car le moindre examen honnête du problème de la radioactivité artificielle
conduirait à lui appliquer le principe de précaution, si ostensiblement
invoqué en d’autres occurrences. Mais l’application d’un tel principe
obligerait à adopter un moratoire rigoureux sur la production nucléaire
d’électricité. Au moins en attendant que le problème du confinement
à très longue durée soit résolu.
C’est
aussi l’intérêt de tout un chacun dans la mesure où il adhère à la
société de consommation et craint de voir les sources de satisfaction
consuméristes être réduites par une diminution de la production d’électricité.
On
peut faire l’hypothèse qu’il y a une affinité profonde entre une époque
où le Bien apparaît de plus en plus se réduire à la culture des sensations
positives (« prendre son pied », « s’éclater »,
« être cool », « c’est fun ! », etc.), et
la méconnaissance d’un réalité qui se trouve hors de portée des sensations,
et qui oblige justement à « se prendre la tête ».
La
maîtrise de la radioactivité ne peut être qu’un problème politique.
Pour
maîtriser la radioactivité, il faut déterminer clairement ses effets
sur la santé publique. Or, dans l’impossibilité de déterminer des
relations causales, la seule détermination des effets d’une irradiation
ne peut être que statistique.
Elle
implique justement l’étude suivie de différentes pathologies dans
la population, et sa mise en corrélation avec la présence d’une « surradioactivité »
à un moment donné. Cela implique un travail de collecte statistique
sur la santé et d’études concernant une population et une aire géographique
données et ceci pendant une certaine durée. Il faut pour cela impliquer
des spécialistes (médecins, physiciens), et l’ensemble ne peut être
mis en œuvre que par l’État par l’intermédiaire de ses institutions.
C’est donc tout particulièrement à la charge de l’Etat, dans son devoir
de préserver la santé publique, d’organiser la quête d’informations
et d’éclairer sur la réalité des irradiations et de leurs effets.
Or
la pratique de l’Etat français a été plutôt la passivité, le silence,
et même, comme lors de la catastrophe de Tchernobyl, le mensonge.
Du point de vue de la santé publique, il a pris de très graves responsabilités.
Si
l’État n’assume pas, ainsi, ses responsabilités, alors c’est l’ensemble
des citoyens qui se trouvent devant un problème politique à résoudre.
Pour une nouvelle
législation sur la responsabilité politique
En
démocratie, les citoyens, par l’intermédiaire de la Justice, peuvent
se retourner contre les responsables politiques qui négligent ainsi
leur devoir de santé publique concernant la radioactivité. Il peuvent
ainsi faire condamner les personnalités politiques qui n’auraient
pas assuré le droit fondamental à l’intégrité physique de leurs concitoyens
– Article 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne :
« Toute personne a droit à son intégrité physique et mentale. »
– et ainsi corriger l’action politique dans le sens de l’intérêt public.
Pourtant
cette régulation démocratique ne s’est jamais faite. Jamais aucun
responsable politique n’a été mis en examen, encore moins condamné,
pour des dommages attribués à la radioactivité artificielle (et pourtant,
il y en a eu, suite aux essais nucléaires militaires, aux négligences
dans la gestion des déchets, aux « incidents » divers, connus
ou non, de l’industrie nucléaire, ou tout simplement par la radioactivité
ajoutée dans l’environnement d’un site nucléaire industriel) . Il
y a en la matière une impunité de fait.
En
effet l’institution judiciaire a besoin de preuves pour condamner.
Elle ne peut le faire à partir d’une simple présomption ou d’une probabilité.
Or en matière de pathologie par irradiation (non sensible), la cause
est tout simplement inassignable. Même en face d’un corrélation statistique
nette entre dommages sanitaires et irradiation, le mis en examen pourrait
toujours plaider le concours de circonstances, le hasard, etc.
Il
faut pourtant sortir de cette absence de maîtrise par l’homme de la
radioactivité ajoutée par son activité technique. Si on ne le faisait
pas, ce serait comme si l’on continuait à décorer notre maison dont
les murs porteurs sont fissurés. Ce serait pure bêtise.
Je
propose que les citoyens lucides sur ce problème, et déjà en France,
réunissent leurs énergies pour promouvoir un changement du droit qui
pourrait intervenir à deux niveaux :
·
Obligation pour l’Etat d’organiser des études statistiques
d’impact sanitaire systématiques, pour les populations susceptibles
d’être affectées par la mise en œuvre de technologies reconnues comme
à risque et dont le risque n’est pas maîtrisable par les individus ;
et obligation de rendre ces études publiques.
·
Nouvelle législation pénale qui soit adaptée au mode
particulier d’avènement des dommages sanitaires causés par une irradiation
artificielle. Cela pourrait inclure l’obligation d’informer sur toute
irradiation artificielle et ses dangers, et peut-être aussi une nouvelle
définition des crimes et délits de façon à inclure parmi ceux-ci la
responsabilité sur la santé publique établie par corrélation statistique
significative (le niveau de laquelle serait précisé par la loi) entre
une décision porteuse de risque sanitaire et les dommages sanitaires
effectifs.
Il
serait alors possible d’établir la preuve d’une responsabilité pénale
pour un dommage sanitaire par corrélation statistique. Les décisionnaires
en matière nucléaire auraient à rendre des comptes au citoyen. Nul
doute qu’il y aurait plus de prudence dans la production de radioactivité
artificielle.
Conclusion
La
radioactivité est une donnée fondamentale de l’histoire de la Terre.
Et il ne faut pas sous-estimer son importance dans l’évolution du
vivant. Elle a été un facteur qui, en injectant des flux d’énergie
dans des molécules déjà complexes, a certainement contribué à la constitution
des premières cellules vivantes. Elle a, en tous cas, toujours été
un facteur de désordre, et de mutations qui, en ouvrant le champ des
formes de vie possibles, a contribué à l’évolution du monde vivant.
Mais par ailleurs, les espèces vivantes, pour être viables et se reproduire,
ont constamment du se protéger de la radioactivité.
On
peut dire qu’à l’aube du XX° siècle, au moment où les Curie s’intéressent
aux bizarres propriétés du radium, il y a un équilibre, fruit d’une
histoire de plusieurs milliards d’années, qui s’est établi entre la
radioactivité naturelle et la vie.
Mais
c’est alors qu’intervient l’exploitation technique
des éléments radioactifs, et qu’est produite une radioactivité
artificielle qui peut augmenter de manière significative l’irradiation
à laquelle les êtres vivants sont naturellement soumis. Il y a dès
lors un problème inédit qui se pose à l’humanité. Car le fait
que les caractères propres à cette réalité nouvelle la rendent insaisissable
conduisent assez facilement à la tentation de faire comme avant, c’est-à-dire
comme si elle n’existait pas, de considérer ses effets comme
une manifestation supplémentaire du hasard, ou du destin. Mais l’histoire
ne revient pas en arrière, la radioactivité fait désormais partie
du monde humain, son énergie est exploitée, ses dangers sont connus.
L’homme doit donc s’y adapter. Mais c’est la société
qui s’adaptera à la radioactivité, car ce ne peut pas être l’individu.
Et c’est à l’État, qui incarne le pouvoir dans la société,
qu’incombe la prise en main de cet effort d’adaptation.
Or
l’État, jusqu’à présent se comporte comme s’il s’agissait d’une technique
comme une autre, et, à cette aune, il n’hésite pas à dire que la production
nucléaire d’énergie est la moins polluante qui soit. Il s’agit d’un
sophisme grossier puisque, implicitement, on limite la notion de pollution
aux effets dommageables sensibles d’une technique. Mais
qu’en est-il de la pollution non directement sensible, et considérée
dans la durée ?
Pour
les citoyens qui possèdent la réponse, il est temps de la rendre publique
le plus largement possible. Et d’œuvrer pour une législation adaptée
qui rende possible la responsabilisation pénale concernant la pollution
radioactive.
Il
n’est pas impossible alors que la société, inspirée par des politiques
dès lors conscients de leurs responsabilités, renonce à continuer
de développer une industrie nucléaire.