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Radioactivité et expérience humaine

 

  D'après une conférence donnée au lycée Saint-Exupéry à Marseille le 23 mars 2004, dans le cadre du thème : « La science en question. »

 

Introduction : Il y a un problème particulier d’adaptation de l’espèce humaine à la radioactivité.

C’est bien connu, une des clefs de l’épanouissement de la vie sur terre, c’est l’adaptation. Un être vivant est toujours déjà adapté grâce à ses instincts (ainsi l’abeille sait repérer le pollen, et le chat sait chasser les souris). Mais un être vivant peut aussi s’adapter de façon beaucoup plus précise grâce à sa conscience (c’est évident pour les animaux supérieurs : ainsi un chien adapte son comportement aux exigences de son maître). Mais avec le développement d’une connaissance rationnelle du monde qui déborde largement la conscience sensible qu’il en a, l’homme est capable de s’adapter à des réalités abstraites. Le virus du sida, on ne le voit pas mais on connaît rationnellement la menace qu’il représente et les conditions de sa transmission, et donc on adapte son comportement à ce savoir abstrait (par ex. mettre un préservatif), de même pour le virus de la vache folle : rien n’indique que la menace soit présente dans notre assiette, pourtant l’ayant étudiée nous en avons déduit des comportements adaptés, par exemple le fameux principe de précaution.

Or, plus d’un siècle après sa découverte, l’homme ne s’est toujours pas adapté à la radioactivité. Il ne sait toujours pas à quoi s’en tenir. Il ne parvient pas à définir collectivement des règles de comportement vis à vis de cette réalité qui compose indéniablement son environnement, et qu’il contribue à multiplier. Il ne sait quel parti prendre. Y a-t-il ou non danger à vivre dans le voisinage d’une centrale nucléaire ? A consommer des légumes conservés par irradiations etc. ? Car la radioactivité soigne et guérit aussi. Et elle est depuis toujours une composante de l’environnement naturel. La radioactivité est-elle anodine ou est-elle une puissance meurtrière d’autant plus redoutable qu’elle agit sans faire de bruit ?

Nous aimerions rendre compte de cette position singulière dans le monde humain de la radioactivité. Y a-t-il dans les caractères propres de cette réalité physique de quoi justifier cette difficulté d’adaptation ? On aimerait en tirer des éclaircissements sur les principes à adopter pour arriver à un consensus social minimum pour gérer les comportements vis à vis de la radioactivité.

1. La radioactivité est un phénomène naturel fondamental dans l’univers.

Définition

Au sens strict la radioactivité c’est le fait que certains éléments de la matière émettent une énergie continue non perceptible à l’homme, lors de la transformation du noyau d’un atome. On appelle radiation ou rayonnement cette émission, et on qualifie d’irradié un corps extérieur qui en est affecté. Ces radiations sont soit un flux de noyaux d’Hélium (rayons alpha : 2 protons + 2 neutrons) soit un flux d’électrons (rayons bêta) soit un rayonnement électromagnétique de très courte longueur d’onde (rayons gamma). Mais pratiquement il faut étendre le problème aux rayonnements électromagnétiques énergétiques, c’est-à-dire de longueur d’onde plus courte que celle de la lumière (rayons UV, X et gamma) car d’une part ils accompagnent toujours les émissions de particules lors du changement de masse d’un noyau atomique, d’autre part, ils relèvent du même type d’interaction avec le vivant.

Ce sont les étoiles qui créent les éléments radioactifs.

Il y a à peu près une centaine d’éléments naturels. L’instabilité des atomes, et donc leur radioactivité, est liée à leur masse et à leur structure. Il y a plus d’éléments radioactifs du côté des atomes lourds. D’ailleurs, à partir du Polonium (numéro atomique, c’est-à-dire nombre d’électrons = 84), ils le sont tous.

Tous les éléments radioactifs ont été créés dans les étoiles lors de leurs propres réactions de combustion nucléaire, en particulier les plus lourds sont crées lors de l’explosion des supernovas : lorsque sa combustion nucléaire est suffisamment avancée, et que l’étoile est suffisamment massive, elle surchauffe et explose en atteignant des températures extrêmes qui permettent la constitution des éléments les plus lourds par fusion nucléaire. Ces éléments sont alors rejetés dans l’espace sidéral où ils se diffusent dans des nuages de poussières.

Mais il arrive que ces éléments soient réutilisés dans la formation d’une nouvelle étoile qui naît de la contraction gravitationnelle d’un nuage de poussières suffisamment dense pour amorcer des réactions nucléaires par l’échauffement ainsi provoqué. Et ainsi on peut retrouver à peu près tous les éléments dans les planètes qui se forment par agglomération à partir de la couronne de poussières de qui entoure la nouvelle étoile. C’est ainsi que la Terre était constituée à son origine d’une grande quantité d’éléments lourds radioactifs.

La radioactivité est une composante permanente de l’environnement du vivant.

On peut caractériser les éléments radioactifs par leur période (temps au bout duquel la moitié des atomes se sont transformés par émission de rayonnement). Cette période est parfaitement régulière et n’est influencée par aucun facteur exogène. De nos jours on trouve sur Terre des éléments radioactifs natifs (datant de la constitution de notre planète) dont la période est suffisamment longue pour qu’ils n’aient pas été totalement transmutés. Ce sont en particulier les métaux lourds tels l’uranium 238 (Z – numéro atomique = 92) et le thorium (Z = 90) qui se transmutent finalement (par d’autres éléments radioactifs intermédiaires) en isotope de plomb stable (isotope : même n° atomique, mêmes propriétés chimiques, mais masse atomique – nombre de particules du noyau – différente.)

Périodes d’éléments radioactifs natifs :

Thorium

14 milliards d’années

Uranium 238

4,5 milliards d’années

Uranium 235

0,7 milliards d’années

Rappelons que l’âge de notre planète est actuellement estimé à 4,5 milliards d’années. Et c’est justement la régularité de la période des éléments radioactifs natifs qui a permis de déterminer ce chiffre (sommairement, on constate la proportion de plomb produit par désintégrations dans le minerai d’uranium).

Il y a de nos jours 0,7 pour cent d’uranium 235 dans l’uranium naturel. Cette proportion était de 3 pour cent il y a 2 milliards d’années. Cela correspond à la composition de l’uranium enrichi avec lequel on fait fonctionner nos centrales nucléaires : elle permet d’amorcer une réaction en chaîne. De fait, on a retrouvé des réacteurs nucléaires naturels à l’état fossile (Gabon, 1972).

On estime à 80 % la part de chaleur émanant de la terre qui est due aux éléments radioactifs de la terre On peut estimer qu’il y a 3,5 milliards d’années, lors de l’apparition des premiers organismes unicellulaires, ce flux de chaleur était 3 fois plus important qu’aujourd’hui.

Outre cette radioactivité endogène, il faut prendre en compte une source de radioactivité permanente induite par le rayonnement cosmique. Cette radioactivité, hautement énergétique, est très atténuée par la couche d’ozone. Ainsi le carbone 14, de période de 5700 ans, et par lequel on peut dater les fossiles, est induit par le rayonnement cosmique.

La radioactivité naturelle est donc un paramètre essentiel pour comprendre l’évolution de la vie sur la Terre.

En matière nucléaire, l’homme n’a rien inventé.

Les éléments, tous les éléments, et les réactions nucléaires, soit de fusion (cœur d’une étoile), soit de fission (réacteur naturel au Gabon) , ont d’abord été produits naturellement. On stigmatise volontiers la technique contemporaine pour avoir créé artificiellement des éléments diaboliques, tel le plutonium (élément radioactif très énergétique, sous-produit des centrales nucléaires, de période de 24000 ans). Le plutonium est un élément naturellement produit par les désintégrations spontanées qui mènent de l’uranium au plomb. D’ailleurs on a retrouvé du plutonium à l’état de traces dans la nature Ainsi, à strictement parler, ni la radioactivité, ni les éléments transuraniens (de numéro atomique supérieur à celui de l’uranium) , ni la réaction nucléaire en chaîne, n’ont été inventés par l’homme. Ce que l’homme a inventé, c’est seulement leur reproduction artificielle.

2. L’action ambivalente de la radioactivité sur le vivant.

La radioactivité est facteur de désordre dans les cellules vivantes.

Les radiations sont ionisantes c’est-à-dire qu’elles sont capables d’arracher un électron aux atomes des milieux rencontrés, et ainsi de les transformer en ions positifs. Mais l’électron ainsi éjecté, par son énergie cinétique peut éjecter d’autres électrons qui se comporteront de la même façon. Il se forme en particuliers des radicaux libres, fragments de molécules possédant un électron célibataire, instables, très réactives, qui auront tendance à s’agglomérer à tout élément même vaguement approprié, devenant ainsi facteur de désordre dans les molécules fonctionnelles de la cellule vivante (parois cellulaires, protéines, ADN). Si les molécules d’acides aminés qui codent l’information génétique sont endommagées, ce seront l’ensemble des cellules reproduites à partir de cet ADN qui le seront également. On comprend que les tissus à reproduction rapide sont les plus vulnérables : globules rouges et blancs (anémies, leucémies), cellules épithéliales – qui constituent le tissu protecteur d’un organe ( cancer de le peau, intestins), cellules germinales (malformations). Ce sont les fœtus et les enfants qui sont les plus vulnérables aux dommages causés par la radioactivité.

La gravité du dommage dépend de la nature – la radioactivité alpha est plus nocive – et de l’intensité de l’irradiation, mais également de l’état de défense de l’organisme.

L’effet pathologique d’une irradiation est aléatoire.

L’irradiation d’un tissu vivant est un processus qui se déroule au niveau de l’interaction des particules qui constituent les atomes. La détermination de ces processus va donc être régie par le principe d’incertitude (il est impossible de déterminer la position et l’énergie d’un électron) Il est donc impossible d’établir un chaîne causale d’événements qui aille de l’émission radioactive à la pathologie. Il y a un lien aléatoire irréductible entre l’irradiation et le symptôme. Les effets d’une irradiation peuvent être immédiats, comme ils peuvent attendre pour se manifester, s’ils se manifestent, 10, 15, voire 20 ans. Si bien qu’on n’a aucune certitude pour attribuer l’apparition d’une tumeur cancéreuse par exemple, à un événement d’irradiation. Il s’ensuit que les décisions, par les pouvoir publics, d’un seuil d’irradiation dangereux, sont largement arbitraires.

Un certain désordre génétique n’est pas en soi-même pathologique : il fait partie des caractères du vivant.

Les erreurs d’information sont naturelles dans la transmissions du code ADN d’une cellule à l’autre (ce qu’on appelle mutation spontanée) ; l’organisme sait remédier à ces erreurs. Mais si les erreurs sont trop nombreuses dans une cellule, celle-ci peut subir un dérèglement de son mécanisme de reproduction. Elle engendre alors une tumeur ; à partir d’elle peut se développer un cancer.

On s’accorde à penser que la radioactivité ambiante – rayonnement cosmique et radioactivité tellurique – est, à côté d’agents chimiques, un facteur important des mutations spontanées dans le vivant.

On prend désormais très au sérieux l’hypothèse que le vieillissement serait en fin de compte l’effet de l’accumulation de ces petites erreurs de programme au cours du temps qui rendrait les cellules incapables de se renouveler. Ce qui, soit dit en passant, serait une confirmation de la thèse de Spinoza que l’on ne meurt jamais que par des causes extérieures.

On peut attribuer à la radioactivité un rôle décisif dans l’évolution du vivant.

Le rôle de la radioactivité naturelle a été de mettre de l’aléatoire, du « bruit », dans la reproduction du vivant. Or, selon le biologiste Jacques Monod, ce « bruit » est la condition essentielle de l’évolution :

« Pour la théorie moderne l'évolution n'est nullement une propriété des êtres vivants puisqu'elle a sa racine dans les imperfections mêmes du mécanisme conservateur qui, lui, constitue bien leur unique privilège. Il faut donc dire que la même source de perturbations, de "bruit" qui, dans un système non vivant, c'est à dire non réplicatif, abolirait peu à peu toute structure est à l'origine de l'évolution dans la biosphère, et rend compte de sa totale liberté créatrice, grâce à ce conservatoire du hasard, sourd au bruit autant qu'à la musique, la structure réplicative de l'ADN. » –  Le hasard et la nécessité  - 1970 ; p 130.

Le livre de Monod, et la théorie de l’évolution qu’il défend, ont eu une portée considérable dans la philosophie des sciences. C’est un lieu commun de la science contemporaine de rendre compte de l’évolution à partir des mutations génétiques. Pourtant, il y a ici un phénomène très curieux du discours scientifique : il ne va jamais plus loin que l’invocation du hasardeux, de l’accidentel de ces mutations ; il ne le relie jamais à la radioactivité naturelle.

Pourtant, il est établi :

·        que la radioactivité naturelle existe,

·        qu’elle est efficiente sur les organismes vivants, et d’autant plus que ceux-ci sont plus complexes.

·        que sont efficacité est aléatoire : elle permet donc de rendre compte du caractère hasardeux des mutations.

Il nous faudrait un nouveau Bachelard pour faire la psychanalyse de cette forclusion. Car enfin, nos scientifiques sont d’une très grande prolixité quand ils reconnaissent l’activité de la radioactivité passée pour inscrire dans les matières et dans les corps des effets qui leur permettent de fonder des techniques de datation fort performantes, sans prendre garde que ces même effets sont tout autant la marque d’une profonde influence de la radioactivité sur l’histoire du vivant.

3. Repères concernant l’histoire du vivant du point de vue de la radioactivité.

L’abri marin a permis la constitution des premières cellules vivantes

L’univers en lui-même est radioactif. Il est traversé par le rayonnement cosmique qui est très énergétique. Le système solaire, qui s’est formé il y a 4,5 milliards d’années, était hautement radioactif, et donc aussi la Terre. Mais, par sa logique propre, la radioactivité a décru rapidement au début, et ensuite de plus en plus lentement selon une progression géométrique (de moitié par laps de temps égaux).

Lorsque sont apparus les premiers êtres vivants, des bactéries (les procaryotes) – vers moins 3,8 milliards – la radioactivité avait déjà fortement décru, (bon nombre d’isotopes radioactifs très énergétiques avaient disparus).

Il reste qu’on a pu évaluer, à partir de ce qu’il reste actuellement d’atomes radioactifs, que, vers moins 3,5 milliards, la radioactivité tellurique était trois fois supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. A quoi il faut ajouter le rayonnement cosmique dont rien ne protégeait la surface de la Terre, l’atmosphère telle que nous la connaissons, n’étant pas encore constituée. Dans un tel environnement aucune molécule organique un peu complexe ne pouvait être viable.

C’est pour cela que les premières formes de vie étaient fort simples – des unicellulaires sans noyau – et se sont développées à l’abri du milieu marin.

En effet les rayonnements les plus énergétiques sont les rayonnements alpha et béta. Or ils sont arrêtés par l’eau (dans l’industrie nucléaire, on travaille volontiers en piscine pour manipuler les matériaux radioactif). C’est dans l’eau que les premières bactéries se sont développées.

Et pendant les 9/10 de son histoire la vie n’a pas quitté l’eau.

L’organisme vivant s’est structuré en se protégeant des fortes énergies radioactives.

On peut considérer que l’atome comme la molécule sont des structures ouvertes. Leur liaison ne filtre pas l’interaction avec des corps de même type : une particule peut traverser un atome ou une molécule, elle peut éjecter un électron ou même casser le noyau, un atome peut s’accrocher à un autre atome (cela dépend de la compatibilité des crochets, etc.) Ce qui caractérise d’emblée l’organisme vivant, c’est sa fermeture : il a toujours une enveloppe (une peau), par laquelle il filtre a priori ses échanges avec ce qui est dès lors déterminé comme ce qui n’est pas lui (l’extérieur).

Son enveloppe la plus extérieure est sans aucun doute la principale protection d’un organisme contre les rayonnements. On sait en effet qu’une simple boîte en matière plastique peut confiner le rayonnement alpha.

Les premières cellules vivantes ne renfermaient pas de code génétique tel que nous le connaissons aujourd’hui, car elles n’avaient pas de noyau. A partir du moments où des molécules d’acides aminés très complexes et donc sensibles aux rayonnements ont porté les informations de reproduction de l’organisme, il fallait une nouvelle enveloppe pour la protéger : c’est vers moins 2,5 milliards d’années que sont apparues les premières cellules à noyau (Eucaryotes).

Le bouclier d’ozone a rendu possible la vie sur terre.

Ensuite se sont développées des bactéries capables par leur métabolisme de produire de l’oxygène (algues bleues). Au long des millions d’années ces bactéries ont saturé l’océan d’oxygène qui s’est ensuite répandu dans l’atmosphère.

Cet oxygène atmosphérique, bombardé par les rayons cosmiques, a formé une variété particulière de l’oxygène appelée ozone (3 atomes par molécules au lieu de 2). Or l’ozone s’installe dans la haute atmosphère où il absorbe la plus grande part de l’énergie des rayons cosmiques.

Il a donc fallu la constitution d’une atmosphère oxygénée surmontée d’une couche d’ozone pour que les premiers organismes vivants, à un moment où la radioactivité tellurique avait fortement décrue (il y a environ 500 millions d’années), se lancent sur la terre ferme.

Ce n’est donc qu’à partir de l’établissement d’un environnement radioactif apaisé qu’ont pu se développer les organismes vivants de structure plus complexe.

4. L’expérience humaine de la radioactivité.

La radioactivité ne fait pas partie du milieu humain.

Chaque espèce vivante découpe, dans l’ensemble des réalités qui l’environnent, un milieu significatif, grâce aux caractères de sa sensibilité. Ainsi une espèce peut avoir une fenêtre propre d’accès aux ondes électromagnétiques (les insectes voient dans l’ultraviolet, pas les hommes).

Or, Les humains n'ont pas une sensibilité capable de capter les ondes électromagnétiques plus courtes que 0,4 micron (= 0,4 x10-6 mètre : limite du violet), et en particulier ils n'ont aucune sensation des émissions gamma qui accompagnent toujours les flux radioactifs composés de particules (radioactivité alpha et bêta). Ils n'ont pas la sensation de la radioactivité naturelle.

C’est seulement à la fin du XIX° siècle, et tout à fait par hasard, que les hommes ont pris conscience de l’existence de la radioactivité (Becquerel, 1896).

La radioactivité apparaît concerner un niveau trop fin de la matière pour être mise en forme et être ainsi reconnaissable.

En effet les particules atomiques, on le sait, ne peuvent être déterminées comme des réalités du monde sensibles (relations d’incertitude). De plus, la radioactivité naturelle, ne pourrait être qu’une espèce de « bruit de fond » permanent. Or un tel bruit de fond n’a pas de forme. On ne l’"entend" pas.

Enfin, le danger potentiel que représente une irradiation est aléatoire d’une part, et d’autre part il est un moyen de l’évolution du vivant. S’il était perçu, il serait difficile d’y adapter un comportement opportun, si tant est que cela ait un sens.

Tout se passe comme si, du point de vue d’une logique du vivant, il n’y avait pas de choix particuliers à faire concernant les flux de radioactivité naturelle qui touchent les hommes, et que ces choix avaient déjà été faits, au long de l’évolution, par l’adaptation structurelle des formes de vie développées.

Mais il se trouve que l’homme en a pris connaissance, et que dès lors il a fait des choix concernant la radioactivité.

Le problème de l’adaptation à une recrudescence artificielle de la radioactivité.

Il importe de reconnaître que la découverte de la radioactivité n’a été commandé par aucun besoin de l’espèce humaine, elle s’est faite par hasard, alors qu’on s’interrogeait sur les propriétés de certains phénomènes électriques.

Par contre, on a très vite trouvé des utilisations : sels radioactifs pour rendre les cadrans de montres luminescents, radiations pour accélérer la cicatrisation des blessures durant la Grande Guerre. S’est développé ainsi une technologie nucléaire médicale, d’armements, de production d’énergie, alimentaire, etc.

Mais il y a là un paradoxe : le fait qu’il y ait une technologie nucléaire ne signifie pas qu’on maîtrise correctement les effets de la radioactivité que l’on met en œuvre. En mettant une source en présence d’un corps cible on peut maîtriser un effet d’irradiation (obtenir par exemple la résorption d’une tumeur, la non germination de pommes de terre). Mais le corps cible irradié devient par le fait source d’irradiation. Même si elle est faible (on l’espère) la technologie nucléaire est source d’une radioactivité supplémentaire qui s’ajoute à la radioactivité naturelle.

D’autre part la technologie nucléaire de production d’énergie engendre nécessairement une grande quantité de déchets fortement radioactifs qui peuvent atteindre des durées de dangerosité démesurément longues.

Il faudra confiner (c’est-à-dire maintenir dans un espace absolument clos) au moins cinq cent mille ans (500 000 !) les déchets renfermant du Pu 239 (plutonium) produits aujourd’hui par tonnes dans les centrales nucléaires (une simple poussière d’un microgramme de ce produit, inhalée, peut provoquer un cancer).

Un rapport de 1988 pour la France considérait déjà que les divers effets de la radioactivité artificielle, augmentaient en moyenne de 50 % la dose d’irradiation, incontournable parce que naturelle, reçue par individu. Il faut préciser que cette radioactivité artificielle instaure d’énormes différences entre individus (par exemple pour celui qui subit beaucoup de radiographies : le médical représenterait les 9/10 de ce supplément d’irradiation).

Donc les hommes sont désormais contraints de se donner des règles de comportement par rapport à la radioactivité.

La radioactivité échappe au principe de causalité

Or, comme on l’a vu, il n’y a pas de perception de la radioactivité. Il ne peut donc y avoir maîtrise qu’à partir d’une connaissance abstraite de celle-ci.

Le langage symbolique permet aux hommes de dépasser leur expérience individuelle pour se donner un monde d’expériences partagées. La raison permet d’anticiper l’avenir, et d’une manière générale de connaître une réalité absente en la reliant aux expériences humaines. La première forme de la raison, et la plus fondamentale, est la saisie du rapport de causalité. Le rapport de causalité c’est la reconnaissance d’une régularité dans la séquence de deux types d’événements, de telle manière que l’un étant donné l’autre doit l’être aussi. La connaissance de la causalité a fondé l’emprise technique de l’homme sur le monde, puisque connaissant la suite nécessaire des événements, il a pu se donner les moyens de les détourner à son profit.

Or il est impossible d’appliquer le principe de causalité aux dommages causés par irradiation (sauf bien sûr, le cas extrême d’une irradiation suffisamment violente pour provoquer des sensations de brûlure). On ne peut jamais attribuer une pathologie concrète (un cancer par exemple) à un événement précis d’irradiation. Comme on ne peut jamais prévoir les événements pathologiques qui vont découler d’une irradiation. En deçà d’une dose statistiquement constatée comme certainement pathogène, il est impossible de déterminer sans arbitraire un maximum de dose admissible parce qu’elle serait non pathogène.

D’une manière générale, on n’a jamais été capable de déterminer l’impact sur la santé publique de la « surirradiation » artificielle. Cela est très manifeste lorsqu’il s’agit d’étudier les conséquences sanitaires des accidents nucléaires civils comme des essais nucléaires militaires.

La radioactivité est hors du champ de l’expérience commune

Ce qu’on appelle l’expérience commune est un savoir sur le monde, accessible à tout un chacun. Il consiste en la connaissance, à partir des sensations, des relations causales qui permettent de gérer la vie quotidienne.

La radioactivité est, de droit, hors du champ de l’expérience commune. Ce qui interdit à tout un chacun d’adapter son comportement aux dangers qu’elle représente, en connaissance de cause.

Les isotopes radioactifs des éléments ont exactement les mêmes propriétés sensibles que les isotopes stables, ils ne pourront donc être discriminés lors des choix de consommation. Mais cela va plus loin, car ils ont également les mêmes propriétés chimiques, si bien qu’ils prennent la place des isotopes non radioactifs dans les cellules où il constituent une source durable d’irradiation. Cela est spécialement nocif quand l’isotope à une période longue (l’iode 131 dans thyroïde ; le césium 137 dans les muscles ; le strontium 90 à la place du calcium dans les os ; le carbone 14 à travers tout l’organisme).

Ainsi l’individu est totalement démuni face à l’irradiation. Non seulement sa conscience ne peut l’identifier par la perception, mais son organisme n’a aucun moyen de la reconnaître pour s’en défendre.

L’homme ne peut tout simplement pas « com-prendre » la radioactivité, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire la prendre avec soi pour en faire un élément de l’expérience commune .

Il ne peut alors qu’osciller entre deux attitudes.

Il peut ignorer la radioactivité, comme il l’avait toujours fait. Mais il s’expose alors à en être une victime impuissante.

Il peut aussi la diviniser, ou la diaboliser, comme toutes les réalités qui ont des effets mystérieux sur sa vie et qu’il se sent incapable de maîtriser.

Imaginons les cultes qui pourraient être rendus, dans les milliers d’années à venir, aux mânes des vestiges des sarcophages de nos ex-centrales nucléaires, dont tous ceux qui les auraient approchés seraient morts d’un mal mystérieux, alors que tout souvenir de leur raison d’être aurait disparu !

5. La radioactivité artificielle comme problème politique.

Le consensus du silence.

Ce qui frappe, c’est le silence contemporain sur le problème posé par la radioactivité artificielle. On est en train, en France, en 2004, de décider de lancer un nouveau programme de production industrielle d’énergie nucléaire dans une totale absence de débat public. Or on s’apprête ainsi à accentuer la part de radioactivité artificielle sur la planète, alors même qu’on n’a toujours pas trouvé la solution technique du stockage et du confinement à long terme de déchets que l’on produit massivement depuis trente ans.

On se comporte comme s’il était normal que nos descendants trouvent la solution à notre place, et comme s’il était évident qu’elle existe et qu’ils la trouveront. Il s’agit là d’une attitude immorale – faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’on nous fit – et qui repose sur une croyance scientiste injustifiée.

Il semble y avoir ici une convergence d’intérêts.

C’est l’intérêt de ceux qui gagnent pouvoir et argent par l’industrie nucléaire. Car le moindre examen honnête du problème de la radioactivité artificielle conduirait à lui appliquer le principe de précaution, si ostensiblement invoqué en d’autres occurrences. Mais l’application d’un tel principe obligerait à adopter un moratoire rigoureux sur la production nucléaire d’électricité. Au moins en attendant que le problème du confinement à très longue durée soit résolu.

C’est aussi l’intérêt de tout un chacun dans la mesure où il adhère à la société de consommation et craint de voir les sources de satisfaction consuméristes être réduites par une diminution de la production d’électricité.

On peut faire l’hypothèse qu’il y a une affinité profonde entre une époque où le Bien apparaît de plus en plus se réduire à la culture des sensations positives (« prendre son pied », « s’éclater », « être cool », « c’est fun ! », etc.), et la méconnaissance d’un réalité qui se trouve hors de portée des sensations, et qui oblige justement à « se prendre la tête ».

La maîtrise de la radioactivité ne peut être qu’un problème politique.

Pour maîtriser la radioactivité, il faut déterminer clairement ses effets sur la santé publique. Or, dans l’impossibilité de déterminer des relations causales, la seule détermination des effets d’une irradiation ne peut être que statistique.

Elle implique justement l’étude suivie de différentes pathologies dans la population, et sa mise en corrélation avec la présence d’une « surradioactivité » à un moment donné. Cela implique un travail de collecte statistique sur la santé et d’études concernant une population et une aire géographique données et ceci pendant une certaine durée. Il faut pour cela impliquer des spécialistes (médecins, physiciens), et l’ensemble ne peut être mis en œuvre que par l’État par l’intermédiaire de ses institutions. C’est donc tout particulièrement à la charge de l’Etat, dans son devoir de préserver la santé publique, d’organiser la quête d’informations et d’éclairer sur la réalité des irradiations et de leurs effets.

Or la pratique de l’Etat français a été plutôt la passivité, le silence, et même, comme lors de la catastrophe de Tchernobyl, le mensonge. Du point de vue de la santé publique, il a pris de très graves responsabilités.

Si l’État n’assume pas, ainsi, ses responsabilités, alors c’est l’ensemble des citoyens qui se trouvent devant un problème politique à résoudre.

Pour une nouvelle législation sur la responsabilité politique

En démocratie, les citoyens, par l’intermédiaire de la Justice, peuvent se retourner contre les responsables politiques qui négligent ainsi leur devoir de santé publique concernant la radioactivité. Il peuvent ainsi faire condamner les personnalités politiques qui n’auraient pas assuré le droit fondamental à l’intégrité physique de leurs concitoyens – Article 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne : « Toute personne a droit à son intégrité physique et mentale. » – et ainsi corriger l’action politique dans le sens de l’intérêt public.

Pourtant cette régulation démocratique ne s’est jamais faite. Jamais aucun responsable politique n’a été mis en examen, encore moins condamné, pour des dommages attribués à la radioactivité artificielle (et pourtant, il y en a eu, suite aux essais nucléaires militaires, aux négligences dans la gestion des déchets, aux « incidents » divers, connus ou non, de l’industrie nucléaire, ou tout simplement par la radioactivité ajoutée dans l’environnement d’un site nucléaire industriel) . Il y a en la matière une impunité de fait.

En effet l’institution judiciaire a besoin de preuves pour condamner. Elle ne peut le faire à partir d’une simple présomption ou d’une probabilité. Or en matière de pathologie par irradiation (non sensible), la cause est tout simplement inassignable. Même en face d’un corrélation statistique nette entre dommages sanitaires et irradiation, le mis en examen pourrait toujours plaider le concours de circonstances, le hasard, etc.

Il faut pourtant sortir de cette absence de maîtrise par l’homme de la radioactivité ajoutée par son activité technique. Si on ne le faisait pas, ce serait comme si l’on continuait à décorer notre maison dont les murs porteurs sont fissurés. Ce serait pure bêtise.

Je propose que les citoyens lucides sur ce problème, et déjà en France, réunissent leurs énergies pour promouvoir un changement du droit qui pourrait intervenir à deux niveaux :

·        Obligation pour l’Etat d’organiser des études statistiques d’impact sanitaire systématiques, pour les populations susceptibles d’être affectées par la mise en œuvre de technologies reconnues comme à risque et dont le risque n’est pas maîtrisable par les individus ; et obligation de rendre ces études publiques.

·        Nouvelle législation pénale qui soit adaptée au mode particulier d’avènement des dommages sanitaires causés par une irradiation artificielle. Cela pourrait inclure l’obligation d’informer sur toute irradiation artificielle et ses dangers, et peut-être aussi une nouvelle définition des crimes et délits de façon à inclure parmi ceux-ci la responsabilité sur la santé publique établie par corrélation statistique significative (le niveau de laquelle serait précisé par la loi) entre une décision porteuse de risque sanitaire et les dommages sanitaires effectifs.

Il serait alors possible d’établir la preuve d’une responsabilité pénale pour un dommage sanitaire par corrélation statistique. Les décisionnaires en matière nucléaire auraient à rendre des comptes au citoyen. Nul doute qu’il y aurait plus de prudence dans la production de radioactivité artificielle.

Conclusion

La radioactivité est une donnée fondamentale de l’histoire de la Terre. Et il ne faut pas sous-estimer son importance dans l’évolution du vivant. Elle a été un facteur qui, en injectant des flux d’énergie dans des molécules déjà complexes, a certainement contribué à la constitution des premières cellules vivantes. Elle a, en tous cas, toujours été un facteur de désordre, et de mutations qui, en ouvrant le champ des formes de vie possibles, a contribué à l’évolution du monde vivant. Mais par ailleurs, les espèces vivantes, pour être viables et se reproduire, ont constamment du se protéger de la radioactivité.

On peut dire qu’à l’aube du XX° siècle, au moment où les Curie s’intéressent aux bizarres propriétés du radium, il y a un équilibre, fruit d’une histoire de plusieurs milliards d’années, qui s’est établi entre la radioactivité naturelle et la vie.

Mais c’est alors qu’intervient l’exploitation technique des éléments radioactifs, et qu’est produite une radioactivité artificielle qui peut augmenter de manière significative l’irradiation à laquelle les êtres vivants sont naturellement soumis. Il y a dès lors un problème inédit qui se pose à l’humanité. Car le fait que les caractères propres à cette réalité nouvelle la rendent insaisissable conduisent assez facilement à la tentation de faire comme avant, c’est-à-dire comme si elle n’existait pas, de considérer ses effets comme une manifestation supplémentaire du hasard, ou du destin. Mais l’histoire ne revient pas en arrière, la radioactivité fait désormais partie du monde humain, son énergie est exploitée, ses dangers sont connus. L’homme doit donc s’y adapter. Mais c’est la société qui s’adaptera à la radioactivité, car ce ne peut pas être l’individu. Et c’est à l’État, qui incarne le pouvoir dans la société, qu’incombe la prise en main de cet effort d’adaptation.

Or l’État, jusqu’à présent se comporte comme s’il s’agissait d’une technique comme une autre, et, à cette aune, il n’hésite pas à dire que la production nucléaire d’énergie est la moins polluante qui soit. Il s’agit d’un sophisme grossier puisque, implicitement, on limite la notion de pollution aux effets dommageables sensibles d’une technique. Mais qu’en est-il de la pollution non directement sensible, et considérée dans la durée ?

Pour les citoyens qui possèdent la réponse, il est temps de la rendre publique le plus largement possible. Et d’œuvrer pour une législation adaptée qui rende possible la responsabilisation pénale concernant la pollution radioactive.

Il n’est pas impossible alors que la société, inspirée par des politiques dès lors conscients de leurs responsabilités, renonce à continuer de développer une industrie nucléaire.

 

 ©   Pierre-Jean Dessertine