L'anti-somnambulique
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Intempestifs    
8/01/01


Sur le dérivertissement


 
«Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est
de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.»

Pascal, Pensées

    Osons ce néologisme puisque la chose désormais existe, et doit être dite et pensée dans son unité : la lente mais sûre dérive de notre civilisation vers la suprématie du divertissement.

    Cette dérive se lit à livre ouvert dans l'évolution des grilles de programmes des télévisions depuis que ce média existe. Que reste-t-il aux principales heures d'écoute télévisuelle au-delà des "événements" sportifs, des multiples émissions à rire, des jeux et des variétés ?

    L'évolution d'Internet est encore plus parlante tant le raccourci est saisissant entre sa naissance comme média public, il y a quelques années, où il était avant tout un moyen d'échanges d'informations, et ce qu'il est devenu en son usage massif : réservoir de consommation d'images, espace de jeux en réseau, pourvoyeur de musiques, lieu de bavardages ineptes, etc.

    Les économistes reconnaissent aujourd'hui que le divertissement (l'entertainment des anglo-saxons) est le secteur locomotive de l'économie mondiale. Les entreprises qui s'imposent sont celles qui investissent massivement dans le divertissement (comme, en France, Bouyghes et Vivendi). Ces entreprises prospèrent sur le constat que c'est le divertissement qui donne désormais de la valeur aux autres valeurs.

    Le divertissement s'impose donc comme la valeur finale. Il devient la figure contemporaine du Bien.

    A tel point que même les hommes politiques sont tenus de participer aux pitreries télévisuelles pour exister dans l'espace public, car cet espace est maintenant essentiellement déterminé par le divertissement.

    Et pourtant la politique c'est le sérieux par excellence. C'est le lieu où les hommes doivent décider de la manière dont ils vont vivre ensemble. Parce que s'ils ne se mettent pas d'accord, ils se retrouvent en péril de violence, situation qui ne peut que faire valoir les passions tristes (peur, culpabilité, rivalité, haine, etc.). Et chaque fois qu'il y a de la tristesse, c'est pure perte dans une vie ; car il ne nous est pas octroyé du temps pour vivre à nouveau ...
    Il y a donc bien un devoir de sérieux ; parce que nous sommes des êtres finis, et que la solution pour bien vivre ne nous est pas donnée clés en main.

    La politique – et donc les hommes politiques qui la représentent – devrait nous rappeler à cette exigence de sérieux. Or, il y a le soupçon bien réel que le divertissement puisse maintenant déterminer de façon décisive les résultats électoraux, et donc devienne source du pouvoir politique.

    Qu'est-ce qui a coulé, en quelques semaines, Balladur face à Chirac en 1995 ? Ne serait-ce pas essentiellement la présentation de Balladur, par les "Guignols" de Canal+, comme un personnage non divertissant ? La pire mise à l'index dans une émission réunissant près de la moitié des français sur le désir de divertissement.
    Pourquoi un candidat comme G W Bush, dont le handicap par rapport à son concurrent, en termes de compétences et de qualités humaines, était flagrant, a-t-il failli obtenir une majorité de suffrages ? Ne serait-ce pas parce qu'il "passait" mieux – comme image divertissante bien sûr – qu'Al Gore ?

    Alors le dérivertissement se traduirait comme dénaturation de la démocratie.

   «Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde (...) Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.(...)
   Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.»
Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique – 1840
    Comment comprendre une emprise aussi profonde du divertissement sur la vie sociale ?

    L'étymologie du mot est latine, divertere = détourner ; la nature du divertissement est essentiellement négative : se détourner du plus important, c'est-à-dire de soi, de son existence comme problème, parce qu'il faut bien choisir la manière dont on veut vivre, et donc ce qu'est pour nous le Bien.

    Essentiellement le divertissement est refus de penser.

   «La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères ; car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement.»
Pascal, Pensées
    Ainsi le divertissement, ce n'est pas du tout le loisir. Le loisir ne peut se penser qu'avec le travail : il est le temps disponible hors travail. Mais ce temps peut fort bien être employé à penser ou à se cultiver (c'est le projet que nourrissait naguère Malraux à travers les Maisons de la Culture). Le divertissement lui est toujours distraction de sa condition humaine (même ce qui est appelé économiquement un travail peut alors valoir comme divertissement).

    Le divertissement est un mode d'être par lequel on échappe au souci d'exister. On comprend qu'il soit alors l'apanage de l'enfant, lui qui ne connaît pas encore les responsabilités (les adultes choisissent pour lui). Mais on comprend également que l'adulte soit amené légitimement à se divertir : il a besoin périodiquement de s'évader du sérieux, voire du tragique, de l'existence où il doit sans cesse choisir pour sa vie, et pour celles dont il a la responsabilité à la mesure du pouvoir social dont il est investi.
    Encore sait-il alors qu'en se divertissant il n'est pas dans sa vraie vie, celle qui compte au bilan. Le divertissement est ainsi mis en perspective : une parenthèse de relâche dans le sérieux de l'existence. (Ce que ne pourra faire l'enfant qui a le privilège de pouvoir voir la vie comme un divertissement ; c'est, semble-t-il, la signification appropriée de ce que l'on appelle l'innocence enfantine.)

    Nous dirons que le dérivertissement est le divertissement sans perpective, comme si avait été perdu de vue le sérieux de la vie. Les possibilités de se divertir constituent alors tout l'horizon ; elle ne sont plus perçues comme une façon de vivre à part et non essentielle, en décrochage du souci du Bien. C'est comme si l'homme vivait une sorte d'enfance à contretemps (ce qu'avait pressenti Tocqueville dans le texte cité ci-dessus).
    Le divertissement prend alors le place du Bien, comme par défaut. A ce titre, il semble d'ailleurs qu'il puisse bénéficier de tout le sérieux que l'homme devrait consacrer à réussir sa vie (investir d'énormes capitaux, mettre sa vie en danger ...).

    Le dérivertissement serait vraiment une dérive : plus de référence au sérieux de la vie, cette terre ferme par rapport à laquelle le nageur peut se situer, vers laquelle il peut s'orienter, en sachant certes qu'il devra y assumer la pesanteur de sa carcasse, mais aussi qu'il pourra édifier des constructions durables ; il n'y a plus que le bercement des vagues et les milles scintillements de l'eau.

    Mais la vie apporte toujours des tempêtes ...

    PJ Dessertine