L'anti-somnambulique | Retour à l'accueil |
Intempestifs |
Osons ce néologisme puisque la chose désormais existe, et doit être dite et pensée dans son unité : la lente mais sûre dérive de notre civilisation vers la suprématie du divertissement. Cette dérive se lit à livre ouvert dans l'évolution des grilles de programmes des télévisions depuis que ce média existe. Que reste-t-il aux principales heures d'écoute télévisuelle au-delà des "événements" sportifs, des multiples émissions à rire, des jeux et des variétés ? L'évolution d'Internet est encore plus parlante tant le raccourci est saisissant entre sa naissance comme média public, il y a quelques années, où il était avant tout un moyen d'échanges d'informations, et ce qu'il est devenu en son usage massif : réservoir de consommation d'images, espace de jeux en réseau, pourvoyeur de musiques, lieu de bavardages ineptes, etc. Les économistes reconnaissent aujourd'hui que le divertissement (l'entertainment des anglo-saxons) est le secteur locomotive de l'économie mondiale. Les entreprises qui s'imposent sont celles qui investissent massivement dans le divertissement (comme, en France, Bouyghes et Vivendi). Ces entreprises prospèrent sur le constat que c'est le divertissement qui donne désormais de la valeur aux autres valeurs. Le divertissement s'impose donc comme la valeur finale. Il devient la figure contemporaine du Bien. A tel point que même les hommes politiques sont tenus de participer aux pitreries télévisuelles pour exister dans l'espace public, car cet espace est maintenant essentiellement déterminé par le divertissement. Et pourtant la politique c'est le sérieux par excellence. C'est le lieu où les hommes doivent décider de la manière dont ils vont vivre ensemble. Parce que s'ils ne se mettent pas d'accord, ils se retrouvent en péril de violence, situation qui ne peut que faire valoir les passions tristes (peur, culpabilité, rivalité, haine, etc.). Et chaque fois qu'il y a de la tristesse, c'est pure perte dans une vie ; car il ne nous est pas octroyé du temps pour vivre à nouveau ...
La politique – et donc les hommes politiques qui la représentent – devrait nous rappeler à cette exigence de sérieux. Or, il y a le soupçon bien réel que le divertissement puisse maintenant déterminer de façon décisive les résultats électoraux, et donc devienne source du pouvoir politique. Qu'est-ce qui a coulé, en quelques semaines, Balladur face à Chirac en 1995 ? Ne serait-ce pas essentiellement la présentation de Balladur, par les "Guignols" de Canal+, comme un personnage non divertissant ? La pire mise à l'index dans une émission réunissant près de la moitié des français sur le désir de divertissement.
Alors le dérivertissement se traduirait comme dénaturation de la démocratie. Comment comprendre une emprise aussi profonde du divertissement sur la vie sociale ? L'étymologie du mot est latine, divertere = détourner ; la nature du divertissement est essentiellement négative : se détourner du plus important, c'est-à-dire de soi, de son existence comme problème, parce qu'il faut bien choisir la manière dont on veut vivre, et donc ce qu'est pour nous le Bien. Essentiellement le divertissement est refus de penser. Ainsi le divertissement, ce n'est pas du tout le loisir. Le loisir ne peut se penser qu'avec le travail : il est le temps disponible hors travail. Mais ce temps peut fort bien être employé à penser ou à se cultiver (c'est le projet que nourrissait naguère Malraux à travers les Maisons de la Culture). Le divertissement lui est toujours distraction de sa condition humaine (même ce qui est appelé économiquement un travail peut alors valoir comme divertissement). Le divertissement est un mode d'être par lequel on échappe au souci d'exister. On comprend qu'il soit alors l'apanage de l'enfant, lui qui ne connaît pas encore les responsabilités (les adultes choisissent pour lui). Mais on comprend également que l'adulte soit amené légitimement à se divertir : il a besoin périodiquement de s'évader du sérieux, voire du tragique, de l'existence où il doit sans cesse choisir pour sa vie, et pour celles dont il a la responsabilité à la mesure du pouvoir social dont il est investi.
Nous dirons que le dérivertissement est le divertissement sans perpective, comme si avait été perdu de vue le sérieux de la vie. Les possibilités de se divertir constituent alors tout l'horizon ; elle ne sont plus perçues comme une façon de vivre à part et non essentielle, en décrochage du souci du Bien. C'est comme si l'homme vivait une sorte d'enfance à contretemps (ce qu'avait pressenti Tocqueville dans le texte cité ci-dessus).
Le dérivertissement serait vraiment une dérive : plus de référence au sérieux de la vie, cette terre ferme par rapport à laquelle le nageur peut se situer, vers laquelle il peut s'orienter, en sachant certes qu'il devra y assumer la pesanteur de sa carcasse, mais aussi qu'il pourra édifier des constructions durables ; il n'y a plus que le bercement des vagues et les milles scintillements de l'eau. Mais la vie apporte toujours des tempêtes ...
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