L'anti-somnambulique
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Philosophie politique   

Les seins de Marianne
sur les rapports entre bonheur et politique

Texte paru dans "Idées"– revue de philosophie – n°8, octobre 2001 – "Agir ?"

       

        «Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.»
               TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique —1840

 

        «C'est la  polis, l'espace des exploits libres de l'Homme et de ses paroles vivantes, qui donne sa splendeur à la vie.»
                              
H. ARENDT, Essai sur la révolution — 1963  

   Lénine et les révolutionnaires d'il y a quelques générations se posaient la question : Que faire ? Nous n'en sommes plus là. Notre problème serait plutôt : Peut-on agir ? Comment est-il encore possible d'être actif ? Où est l'action aujourd'hui ?
   D'un côté un champ d'action clairement ouvert en lequel nos aïeux avaient à s'orienter ; de l'autre une espèce de brume épaisse qui fait douter de l'efficacité de la mise en œuvre de nos facultés dans le monde commun.
   Il apparaîtrait ainsi,
qu'en moins d'un siècle, le centre de gravité du problème pratique se soit sensiblement déplacé. Ce n'est plus tant la position du but de l'action qui fait question, que la possibilité même de l'agir.
   Ce déplacement est régressif, il rend le problème de l'action encore plus ardu. Comment comprendre cette manière de redoublement contemporain
du problème pratique ? Une telle compréhension ne pourrait-elle pas contribuer à nous rendre plus lucide sur le problème de l'action ? N'ouvrirait-elle pas quelques perspectives quant à la possibilité d'une action vraiment à mesure humaine ?
  
La thèse que nous voulons défendre : le brouillard actuel n'est pas de contingence météorologique, il n'a pas à être imputé aux aléas des transformations du monde. C'est un brouillage de notre regard même sur le monde, qui n'a plus les repères requis pour ordonner son champ visuel.

   Il convient tout d'abord de préciser en quel sens le mot action fait ici problème. Le problème contemporain de l'action peut, par-delà toutes les analyses particulières, être référé à une racine fort concrète, c'est le sentiment d'impuissance face au monde tel qu'il est et devient. Or ce sentiment d'impuissance, largement partagé, peut sembler paradoxal dans un environnement idéologique qui valorise sans nuance l'activité, voire l'activisme cf. A. Erhenberg" le culte de la performance "—1991.
   Le paradoxe se lève si l'action, telle qu'elle nous intéresse ici n'est pas simplement l'activité, mais une forme plus exigeante, plus élevée, d'engagement humain dans le monde. C'est Spinoza qui nous semble, ici, pouvoir être le plus simplement éclairant.

 

Réagir ou agir

   L'anthropologie développée dans l'Éthique explique qu'en vertu de son conatus - son désir propre de vivre - chaque individu s'efforce constamment d'entrer en rapport avec les réalités qui lui sont favorables, et d'éviter celles qui lui sont défavorables. Or, il se trouve que très souvent les réalités sont jugées favorables (ou défavorables) par simple réaction à des événements qui se sont imposés. Je vote pour tel homme politique parce que tel élément de son image a su faire résonner tel élément de ma fantasmatique personnelle, lui associant une affection positive. On voit qu'alors, c'est la nature d'une réalité extérieure - ici une bonne image de propagande - qui détermine le type de comportement adopté. Si, par contre, analysant ma déception concernant l'élu politique, je comprends qu'elle a eu pour cause mon adhésion sur une base imaginaire et que je décide en conséquence de faire valoir les idées politiques dans l'espace public, alors j'entreprends une authentique action. L'action, c'est la capacité pour l'individu d'engendrer des effets dont il est la cause adéquate, c'est-à-dire qui peuvent être expliqués par ce qu'il est .

   «Je dis que nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire ,(par la Déf. précéd.) lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature. Mais je dis au contraire que nous sommes passifs lorsqu'il se produit en nous, ou lorsqu'il suit de notre nature, quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.» Éthique, Partie III, définition II.

  Ainsi l'action passe par la clarification de ce qui cause notre bonheur et malheur, c'est-à-dire par l'usage de la raison. Du point de vue spinoziste il y a donc pour l'activité humaine deux possibilités :
    - Soit l'activité réactive dont le contenu est déterminé par une réalité extérieure qui nous a affectés. Il faut noter que ce type d'activité est la modalité exclusive du comportement de la prime enfance.
    - Soit l'action proprement dite dont le contenu est déterminé par ce que nous sommes en tant qu'être raisonnable. Parce qu'elle est le sûr moyen de réaliser notre conatus, l'action seule concrétise notre liberté, laquelle est justement thématisée par Spinoza comme " puissance d'agir ".

 

Action et politique

  On pourrait s'en tenir là. Mais il y a une conséquence nécessaire et fort intéressante à cette conception de l'action. Car si agir c'est :
    - vivre sous la conduite de la raison,
    - engendrer des effets qui nous sont favorables et dont nous sommes la cause adéquate,
il s'ensuit que c'est en tant qu'être raisonnable que nous sommes cause adéquate des biens que produit notre action. Or si nous sommes raisonnables, nous ne sommes pas enfermés dans notre singularité, mais participons d'une nature humaine universelle. Ainsi donc le bien produit par notre action, est un bien qui vaut en quelque manière pour tous les autres humains :
«les hommes, en tant qu'ils vivent sous la conduite de la Raison, et dans cette mesure seulement, accomplissent nécessairement les actions qui sont nécessairement bonnes pour la nature humaine, et donc pour chaque homme ». Et corollairement : «Il n'existe dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l'homme qu'un homme vivant sous la conduite de la Raison » Éthique, partie IV, prop.35.
   Les hommes qui veulent vraiment œuvrer pour réaliser leur désir de vivre (leur conatus), sont donc amenés à cesser de réagir pour agir. Et leur action est nécessairement amenée à se conjuguer à l'action des autres hommes ayant accompli pour leur part la même démarche.
   Immanent à l'action, dont le motif initial est simplement égoïque
(ne valant que pour soi), s'impose un espace de coordination des volontés humaines, qu'on peut appeler l'espace politique.
   On retrouve ici la thèse d'Hanna Arendt : l'action institue son domaine humain propre qui est le domaine politique.

   « L'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l'homme, qui vivent sur terre et habitent le monde … cette pluralité est spécifiquement la condition ? non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam ? de toute vie politique. » La condition de l'homme moderne – 1958.

  On peut caractériser le politique comme cet " espace-qui-est-entre-les-hommes " H. ARENDT Qu'est-ce que la politique ? - 1950, en lequel se forment des projets communs, hors de toute détermination biologique, uniquement par raison, parce que c'est la seule voie qui permette, en démultipliant la puissance d'agir de chacun par la synergie des puissances d'agir d'autrui, de réaliser sûrement son essence humaine.
   L'action en tant qu'humaine, en son seul sens pertinent, est nécessairement politique. Et ce qui se manifeste de nos jours comme une désaffection généralisée à l'égard du politique est bien l'expression de cette difficulté à trouver la voie de l'action que nous avons relevée initialement.
   Pourquoi l'investissement dans l'espace politique est-il devenu si problématique ?

 

Souverain Bien et Bien Commun

  Le fondement de l'action est la position d'un but. Mais agir, ce n'est pas seulement être conscient du but, c'est être lucide sur le but. Celui-ci doit avoir été réfléchi à la lumière de la raison et référé à des valeurs plus hautes, elles-mêmes réfléchies, et qui lui donnent sa juste place. On peut donc penser que si l'homme contemporain vit dans le trouble du questionnement " pourquoi agir ? ", c'est qu'il ne voit pas dans une clarté suffisante de sa raison la fin dernière de l'action politique.
  Or la fin de l'action politique peut se formuler d'une manière générale comme Bien Commun. C'est par l'examen de cette notion que l'on peut espérer mieux circonscrire le champ politique.
   Aristote déclare dès la première page du Politique que la communauté politique vise la réalisation du Souverain Bien. Cette notion, qui signifie la fin ultime de toute vie humaine, ne peut cependant être identifiée sans réflexion au Bien Commun. D'emblée, elle se donne comme plus extensive. On peut très bien, en effet concevoir le Souverain Bien comme relevant essentiellement de la sphère individuelle. C'est ainsi d'ailleurs que l'ont conçu des écoles de pensée aussi influentes que l'épicurisme - il consisterait dans la gestion rationnelle de ses plaisirs - ou le stoïcisme - il passerait par la maîtrise de ses représentations.
   Pourtant, on ne peut simplement, suivant une grille de lecture spinoziste, écarter purement et simplement de telles conceptions comme simplement réactives ou passionnelles. En effet la valeur propre de ces philosophies, attestées par l'importance qu'elles ont prise dans l'histoire de l'humanité, oblige à reconnaître qu'elles ne furent pas seulement symptomatiques, mais qu'elles expriment une position essentielle de l'humain. Bref, elles manifestent d'authentiques actions humaines.
   Pour rester cohérent avec la conception de l'action que nous avons voulu accréditer, il faut mettre en lumière en quoi elles sont, malgré tout, politiques.
   Remarquons alors que le simple fait que ceux qui ont conçu ces philosophies individualistes se sont donnés la peine de les présenter sous forme rationnelle, et de les proposer publiquement, leur a donné une valeur politique en ce qu'elles sont devenues alors le projet commun possible d'une communauté humaine. Là est l'action : lancer dans le public un projet de vie parce que l'on juge qu'il vaut la peine pour le vivre-ensemble. Notons que l'on aurait pu tout aussi bien écrire « pour le bien commun », tant il est vrai qu'on peut parfaitement viser un bien délibérément individuel en tant que contenu de sa pensée, et continuer de cultiver un bien commun, souvent un peu malgré soi, il est vrai, dans la forme d'exposition - rationnelle et publique - de cette pensée .
   Nous pouvons tirer de ces remarques une distinction opérante entre la politique et le politique :
    - La politique est le lieu où se décident les projets en commun, c'est-à-dire ceux où se déterminent des relations de coordination entre les individus, et dont la concrétisation première est la loi.
    - Le politique est le niveau préalable où se formulent des projets communs, parce qu'en leur forme rationnelle, ils sont reconnaissables par tous comme pouvant les concerner et valoir pour le bien commun.
   De cette identification du niveau du politique on peut déduire un renversement du rapport entre Souverain Bien et Bien Commun. Si, logiquement le Souverain Bien semble avoir la précellence (selon la signification de l'adjectif), existentiellement le Bien Commun se révèle valoir de manière plus fondamentale puisque la position même de la notion de Souverain Bien, parce qu'elle exprime le volonté de penseurs existant et agissant de rationaliser la quête d'une valeur finale, relève d'un souci de Bien Commun.
   En ce point, on comprend que pour évaluer la consistance du politique, et donc les possibilités ouvertes à l'action, il faut et il suffit d'éclaircir les déterminations que peut prendre le Bien Commun.

 

Le bonheur et la liberté

  Pour donner corps au Bien Commun, il semble qu'il faille susciter une idée qui réponde aux exigences suivantes :
    1. Elle doit représenter une fin en soi.
    2. Elle doit être fortement universellement investie ; pour cela elle doit être pleinement humaine, c'est-à-dire être fondée à partir de l'expérience vécue de tout un chacun.
    3. Elle doit concerner un bien global - qui touche à tous les aspects de la vie - et durable - qui n'est pas dépendant des aléas inévitables de la vie.
    4. Elle ne doit avoir de sens que dans le vivre-ensemble.

  L'idée de bonheur répond à ces conditions. Elle vérifie d'évidence (1). De même, elle satisfait aux réquisits de (2) ; précisons à son propos que l'idée de bonheur se forme à partir de l'expérience des états affectifs ressentis comme positifs sans restriction dans le passé - par là l'idée de bonheur est lestée d'un important imaginaire régressif - elle veut penser leur généralisation et leur pérennisation. Ce qui conduit à la confirmation de (3). (4) se vérifie par la thèse : on ne peut pas être heureux tout seul, ou en compagnie du malheur d'autrui. Et à ce propos nous ne confondrons le bonheur, ni avec l'extase de l'ermite ou du saint mystique, ni avec la béatitude du sage.
   Pourrait-on prendre le bonheur comme but du politique ? Prenant le contre-pied de son maître Platon, Aristote n'avait pas hésiter à le faire : " La fin d'une cité, c'est le bonheur (eu zen) " Politique, III, 9. Et notre état social actuel est l'héritier des actes fondateurs de révolutionnaires qui annonçaient : «Le bonheur est une idée neuve en Europe SAINT-JUST.
   Pour autant cette dernière citation prouve que l'idée de bonheur ne s'impose pas toujours. Dans le cadre d'une théocratie par exemple - comme on le voit dans certains États, aujourd'hui, avec l'Islam - la visée d'un salut religieux collectif, s'il correspond à la doctrine, peut très bien répondre aux réquisits évoqués, avec cette sérieuse nuance concernant (2) cependant, porteuse de menaces oppressives, que dans une société diversifiée, une foi n'est jamais tout uniment partagée.   Mais ayant noté la charge d'imaginaire intrinsèquement liée à l'idée de bonheur, nous voudrions examiner la possibilité d'une alternative qui apporte de meilleures possibilités de clarification rationnelle. L'idée de liberté peut correspondre à ces exigences si elle est pensée dans le cadre d'une théorie suffisamment rigoureuse. La philosophie de Spinoza nous paraît proposer une telle théorie.

   Nous avons noté plus haut que la liberté dans le spinozisme pouvait être déterminée positivement comme puissance d'agir . Il ne s'agit pas ici d'une notion abstraite créée pour les besoins de la cause théorique : la puissance d'agir peut être éprouvée très concrètement et par quiconque dans l'expérience affective de la joie : «La joie est le passage d'une perfection moindre à une plus grande perfection » Éthique, Partie III, définition des affects. Or la perfection n'est rien d'autre que la capacité d'engendrer dans le monde des effets dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire la puissance d'agir.
   L'Histoire l'illustre abondamment : la libération, au sens de l'augmentation de la puissance d'agir des individus, est unanimement considérée comme une fin en soi. La liberté, au sens spinoziste, satisfait donc le point (1). Comme se libérer nous affecte de joie, et que la joie est un bien sans restriction, universellement partagé et reconnu, (2) est également vérifié. De plus, comme le remarque Clément Rosset dans un beau livre, La force majeure – 1983 , la joie est totalitaire , «
L'homme joyeux se réjouit certes de ceci ou de cela en particulier ; mais à l'interroger davantage on découvre vite qu'il se réjouit aussi de tel autre ceci et de tel autre cela, et encore de telle et telle autre chose, et ainsi de suite à l'infini.», elle est donc nécessairement globalisante, elle est joie de vivre , ce qui la rend conforme à (3). Ce même dynamisme la fait irradier vers autrui ; quelqu'un de joyeux tend à faire partager sa joie, ce qui n'est que la face subjective de ce qui avait été établi précédemment : ma puissance d'agir s'augmente de la puissance d'agir d'autrui. Ainsi l'idéal de liberté vérifie également (4).
   Nous sommes maintenant face à une alternative. Faut-il déterminer le Bien Commun comme bonheur ou comme liberté ?

 

L'action et sa récompense

  Viser collectivement le bonheur, c'est viser quoi au fond ? Nous portons chacun en nous des images qui soutiennent notre aspiration au bonheur et qui se rattachent irrémédiablement à notre propre histoire, de préférence la plus précoce, lorsque nos affections de bien-être ou de mal-être étaient les plus intenses et sans partage. Comment rationaliser cet état de fait ? Comment en faire un projet qui soit suffisamment clarifié pour être partagé, sans ambiguïté par tous ? Kant a établi que cela était impossible : «Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble … parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu'ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d'une série de conséquences en réalité infinie.» Fondements de la Métaphysique des mœurs.
   Et, notre siècle nous l'a trop bien appris, l'Histoire lui donne raison. Tous les projets de bonheur collectif ont sombré dans les excès tyranniques d'un potentat qui finissait par imposer à la société la vision du bonheur qui l'arrangeait, fut-elle habillée par une théorie "objective". Et c'est peut-être bien à cette aune qu'il faut penser la situation contemporaine ? Ne peut-on pas l'analyser comme la mise en place progressive, à l'échelle mondiale, d'une sorte de totalitarisme doux opérant directement sur les consciences, et imposant la conception du bonheur - en gros satisfaire ses "pulsions" à travers la consommation - appropriée aux buts de prospérité - et de pouvoir - d'une classe réduite de grands marchands ?
   Nous souhaiterions que soit prise au sérieux la proposition générale : le bonheur comme but ça ne marche pas, ça ne peut jamais marcher. Se donner un projet de bonheur est toujours vain. Car c'est comme vouloir créer de l'avenir en recomposant du passé. C'est parfaitement antithétique. Imaginons l'individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement qui aura bousculé son bel ordonnancement.
   Le bonheur n'est jamais là où on voudrait l'attendre. Il en est de lui comme du plaisir selon Aristote : «
Le plaisir achève l'acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu'aux hommes dans la force de l'âge vient s'ajouter la fleur de la jeunesse » Ethique à Nicomaque, X, 4.
   Ce qui compte c'est d'agir et de réussir son action. Le bonheur nous sera alors donné par surcroît. Il ne peut pas être anticipé car on ne peut savoir ce qu'il sera. Il exprime le caractère ouvert de l'avenir. Il est proprement un événement affectif. Tout se passe comme si l'accomplissement de l'action changeait le sujet de l'agir. Et de fait, selon Spinoza, la réussite de l'action implique le passage à une perfection plus grande. Et c'est là justement l'occasion d'un sentiment de joie. Or de la joie également, il faut reconnaître avec Clément Rosset qu'elle est donnée par surcroît : «
Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l'Evangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au-delà : " Tout le reste vous sera donné par surcroît ", vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre » La force majeure, pp. 12-13.
   S'il faut garder la notion de bonheur - et il faut la garder parce qu'elle s'impose de toutes façons à la conscience humaine - alors, il faut complètement en changer le sens. Au lieu de lui donner un sens régressif - la généralisation des béatitudes infantiles - il faut lui donner un sens progressif - la généralisation de ses expériences de joie par son implication dans l'action, c'est-à-dire, au fond, la tonalité affective éminemment positive de son engagement pour une vie plus libre.   Il faut donc récuser catégoriquement le bonheur comme déterminant le Bien Commun qui constitue l'horizon de toute action humaine. Mais il faut tout autant faire droit à notre inévitable inclination au bonheur. Il est tout à fait légitime de l'attendre comme bénéfice affectif accompagnant notre engagement dans l'action. Mais alors il est vain de vouloir l'anticiper, il faut simplement savoir l'accueillir, un peu comme une récompense - donnée par surcroît. De ce point de vue notre intérêt pour le bonheur n'existe qu'autant que, d'abord, nous avons voulu agir, c'est-à-dire être plus libre. C'est donc bien l'autre hypothèse précédemment avancée - la liberté - qui seule peut donner consistance au Bien Commun.

 

Conclusion : le monde-écran et le monde-action

  Dans le monde contemporain, il est beaucoup question de liberté. Mais elle n'est pas déterminée comme action ; elle est déterminée négativement comme absence de contraintes. Ceci parce qu'elle remplit clairement la fonction de ménager l'espace pour ce qui, en l'esprit du temps, est ultimement positif et qui est de l'ordre du bonheur individuel. On l'a vu, il a été souvent question dans l'histoire du bonheur comme finalité du vivre-ensemble. Mais on sait également à quel point peut être équivoque ce que désigne la notion de bonheur. Il y a un abîme entre le bonheur qui intéressait les anciens - de l'ordre de la contemplation - et le bonheur invoqué par les constituants de 1793 qui visait avant tout le pain pour tous. De même le bonheur qu'on est tous censés poursuivre aujourd'hui est encore bien différent. C'est un idéal de bonheur strictement égoïque, qui, derrière les mots grandiloquents dont on l'affuble - épanouissement personnel, réaliser ses fantasmes, etc. - se réduit au fond à la simple culture de sensations positives. Sensations désigne de façon très réductrice - excluant ainsi certains sentiments de motifs purement spirituels tels le respect, le sentiment de dignité etc. - tout ce qui, en notre idiosyncrasie, peut être éprouvé par stimulation technique. Et, bien évidemment, les agents techniques sont là, constamment présents, pour nous proposer des satisfactions possibles.
   Il faut comprendre que les comportements impliqués par de telles valeurs ne peuvent être que réactifs : l'effet de mon comportement - la sensation positive - ne s'explique pas par ce que je suis en tant qu'individu, mais par l'agent extérieur. C'est d'ailleurs la condition pour que ces agents techniques, ou si l'on veut ces objets de consommation, soient le moyen d'un pouvoir social. Mais si je ne suis que réactif, je n'entre pas vraiment dans le monde parce que ma présence ne déplace rien dans le monde, ne change rien au monde. C'est comme si je ne faisais que ricocher à sa surface. Ma vie est sans sillage - car en vérité toute action provoque comme une onde de passage à la propagation indéfinie, en sorte que le monde humain en sa globalité en devient en quelque manière différent.
   Ce ne sont pas tant les écrans qui nous cachent le monde, que le monde qui devient écran, simple surface pourvoyeuse de stimulations plaisantes. On comprend alors que le monde contemporain, ainsi configuré à partir d'un tel idéal de bonheur, paralyse tout désir d'action. Il faut l'appréhender selon la lumière d'une autre valeur pour que le monde retrouve la profondeur qui ouvre un champ à l'action authentique, c'est-à-dire politique. Nous avons essayé de montrer pourquoi et en quel sens cette valeur ne peut être que la liberté.
   Le problème qui se pose alors, et de plus en plus, est de savoir comment pourra se maintenir une puissance publique suffisamment solide, c'est-à-dire capable de remplir les missions que de toutes façons nous attendons d'elle comme conditions à la viabilité de notre vision du monde, si, progressivement, se raréfie dans la société les engagements dans l'action. Les classes dirigeantes sont prises dans une contradiction pathétique lorsque, d'une part, elles se lamentent sur les faibles taux de participation électorale, et d'autre part, elles ne peuvent supporter les gens qui se soucient d'agir, comme il est apparu à Gênes récemment.

   À trop lorgner sur les seins de Marianne, on en oublie que c'est d'abord le regard qui vaut. Regard décidé et tourné vers l'avenir qui affirme une puissance d'agir capable d'affermir la nôtre, pour la République, c'est-à-dire pour cette chose commune qui est immanente à nos actions. Caresser cette poitrine ? Plus tard, peut-être, après l'action, par surcroît.

 

    PJ Dessertine, août 2001