L'anti-somnambulique
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Devoirs corrigés    

Avertissement : L'expérience prouve qu'il n'y a aucun profit à vouloir utiliser des extraits de corrigé pour alimenter un devoir sur lequel on "sèche". A court terme, parce l'hétérogénéité du devoir qui en résulte lui enlève toute crédibilité aux yeux du correcteur. A long terme, parce que l'acquis en compétences de réflexion est nul. Nous encourageons plutôt les lycéens à utiliser ce corrigé parallèlement à l'apprentissage de la méthode (par exemple en essayant de dégager le plan).
 

 

Commentaire d'un texte d'Alain sur autrui

    « Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elles les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »

ALAIN

    Dans le domaine de l'action, quand il s'agit de mettre en oeuvre des moyens pour parvenir à une fin, choses et êtres humains ont même statut : il s'agit de les connaître dans leurs lois de fonctionnement pour en tirer parti.
    Pourtant il existe de larges domaines de la réalité qui échappent à notre maîtrise, bien qu'ils ne nous laissent pas indifférents. Quel temps fera-t-il au mois de juillet ? Untel répondra-t-il à mon invitation ?
    Que faire sinon attendre et croire que les choses se passeront comme je l'espère ? Ma croyance en ces cas est-elle toujours impuissance ? N'y a-t-il pas à cet égard une différence entre l'attente concernant les choses, et l'attente concernant autrui ? C'est ce que montre ALAIN dans le texte qui va retenir notre attention.

    Pour ALAIN, si mon attente vis-à-vis des choses est vaine, elle ne l'est plus vis-à-vis d'autrui car "ce que je crois finit souvent par être vrai".

    Il développe cette idée en trois étapes :

  • Du début à « nigaud », il montre l'impuissance de la croyance vis-à-vis des choses.
  • Ensuite jusqu'à « elles les aura », il montre la puissance de ma croyance en autrui.
  • Enfin, il en tire une règle morale : il faut donner a priori toute sa confiance en autrui.
    Essayons d'éclairer son argumentation.
    Lorsque l'auteur parle de "vouloir" dans les deux premières lignes, il ne s'agit pas de la volonté qui détermine une action pour atteindre un but, et donc de l'utilisation des êtres du monde comme moyens, mais du vouloir là où il n'y a rien à faire.
    C'est le cas pour les phénomènes météorologiques donnés en exemple, mais c'est aussi le cas pour le comportement d'autrui en tant qu'il est libre.
    Tout le texte s'inscrit à l'intérieur du présupposé de la liberté humaine.
    En aucun cas la suite du texte ne parlera du rapport de domination sur autrui, car autrui n'est justement pas considéré ici comme moyen pour notre action.

    La meilleure preuve en est dans la suite des comportements évoqués par ALAIN dans la première partie. "Vouloir", "espérer", "croire", "prier", sont la succession logique des comportements de celui qui est obligé de subir une réalité sur laquelle il n'a pas prise, bien que son bonheur en dépende.
    Pensons aux attitudes du petit enfant dont la satisfaction dépend de la toute puissance des parents, elles sont exactement décrites par ces quatre verbes.
    L'objet de cette première partie est bien de dénoncer le caractère puéril d'un telle attitude concernant des phénomènes naturels ("nigaud"). Pour le rationaliste ALAIN, ce n'est là que survivance de conceptions animistes propres à l'enfance de l'humanité et qui se retrouvent dans certaines pratiques religieuses. L'animisme consiste en effet dans la conviction que les êtres naturels qui nous dominent sont dotés d'une âme et donc d'intentions à notre égard, il s'agit donc, par la prière, de s'attirer leurs bonnes intentions.

    En une proposition (« Mais quand il s'agit ... »), l'auteur effectue un renversement quant à la valeur de la croyance : si, vis-à-vis des êtres naturels, ma croyance est parfaitement impuissante, vis-à-vis d'autrui, elle a une certaine puissance.
    Notons bien que ma croyance ne détermine pas ce que sera autrui ; elle ne saurait être la cause de son comportement, et donc ne me place pas en position de le manipuler. Le texte insiste sur le caractère aléatoire de l'effet de ma croyance sur autrui ("souvent", "plus ou moins").
    A cet égard, la métaphore du soleil est limpide : ma confiance dans l'enfant est comme de l'énergie disponible, elle est un puissant motif dans lequel il pourra puiser pour décider ce qu'il fera de lui.

    C'est une profonde vérité anthropologique que rappelle ALAIN à travers cette thèse : c'est par autrui que nous sommes ce que nous sommes. Comme il le dit ailleurs, "notre premier monde est un monde humain" et c'est sur la manière dont il nous a accueilli que nous avons façonné notre identité.
    Cette prégnance de l'environnement humain sur l'individu reste une donnée permanente de toute son existence.
    Cette donnée est d'autant plus active qu'elle passe la plupart du temps inaperçue parce qu'elle intervient essentiellement à un niveau infra-verbal ("cette croyance écrite dans mes regards..."), tout comme lors de la première enfance.
    C'est ainsi qu'il faut comprendre la puissance de la croyance dans la relation d'éducation, qui a d'ailleurs été théorisée par les psychologues sous le nom de complexe de Pygmalion (cf. Rosenthal&Jacobson), dans la relation de couple et dans la relation politique.

    Le passage à la dernière partie du texte est marqué par un soudain changement du mode des propositions. Auparavant il s'agissait de propositions assertoriques (qui affirmaient des réalités), désormais il s'agit de propositions normatives (qui disent ce qu'il faut faire).
    ALAIN énonce un devoir général de confiance envers autrui.
    La confiance, c'est la forme positive de la croyance, c'est la croyance en la valeur d'autrui.
    L'auteur nous met en garde contre toute mauvaise interprétation de ce principe moral : "une demi- confiance est comme une injure".
    Une demi-confiance c'est toujours : "je te fais confiance, mais sous certaines conditions." C'est une façon de ne pas faire confiance après avoir joué la confiance ; on comprend que cela puisse être vécu comme une "injure".
    Il y a de nombreux moyens de conditionner sa confiance. On peut l'entourer de garanties : "je te prête cet objet mais je contrôle son usage." On peut aussi la subordonner à une image idéale qu'on a de l'autre : j'imagine mon enfant comme futur ingénieur, et c'est sous cette condition que je le crois capable de réussir ; mais s'il contredit cette image, je ne croirais plus en lui, etc.

    La logique de la croyance en autrui est une logique du tout ou rien, ou je lui fais confiance tel qu'il est, c'est-à-dire en reconnaissant sa singularité et sa liberté, et alors autrui sera motivé à me faire confiance ("qui donc me tromperait ?") ; ou, au fond, je m'en défie et autrui se défiera de moi.
    C'est le sens de la dernière proposition du texte : "Il faut donner d'abord" ; cela signifie qu'il faut donner sa confiance sans la rendre relative à certaines conditions, il faut donner sa confiance en autrui a priori.


    On pourrait juger la thèse d'ALAIN comme relevant d'une grande naïveté.
    On sait très bien ce qu'il en est des rapports sociaux ; la confiance a ses limites !
    On a bien raison de recommander à l'enfant de ne pas suivre n'importe quel individu, ou au vieillard isolé de ne pas ouvrir à n'importe qui.
    Pourtant notre auteur ne doit pas être si naïf puisqu'il dénonce la naïveté de l'attitude animiste.
    Si l'on regarde de plus près on s'aperçoit que la maxime morale d'ALAIN s'adresse à celui qui est en position de force par rapport à autrui.
    Que ce soit l'éducateur, le mari ou l'homme politique, il s'agit toujours de celui qui n'est pas menacé dans sa survie par l'autre, mais par contre qui a une position sociale qui lui donne une responsabilité sur le devenir de l'autre. Le philosophe lui donne une maxime pour user de cette responsabilité.

    Pourtant la thèse d'ALAIN a une portée plus large.
    S'il y a des gens qui sont des menaces quelle que soit la confiance qu'on leur donne, c'est qu'ils ont déjà été trompés par autrui et qu'ils ont cristallisé dans leur personnalité une attitude de défiance.
    Or, nous dit le texte, la défiance naît de la défiance ("la défiance a fait plus d'un voleur").
    Cela signifierait que dans notre vie sociale nous hériterions de la logique de la défiance et de la violence qui caractérise notre histoire. Or celle-ci remonterait fort loin puisque le mythe biblique raconte : " l'Eternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande" (Genèse 4). On sait que, selon la Bible, il s'ensuivit le premier crime.
    La véritable portée de la maxime de la confiance a priori n'est rien moins que d'ouvrir la perspective de la suppression de la violence parmi les hommes.
    Et la responsabilité en incombe d'abord à ceux qui ont une position dans la société qui le leur permet.

    Il reste qu'on peut toujours refuser ces valeurs de non-violence, de confiance et de solidarité humaine, au nom d'autres valeurs strictement individualistes.
    C'est ce que fait, de manière exemplaire, NIETZSCHE, en valorisant la tromperie et même la cruauté comme moyens de l'affirmation de ce qu'il considère comme la valeur suprême : la volonté de puissance de l'individu.
    Mais cette position nous paraît fondée sur une anthropologie trop primaire : elle divise l'humanité entre les forts et les faibles.
    Or une des leçons de ce texte c'est que l'individu humain, contrairement aux choses de la nature ("mais elles vont leur train"), n'a pas une nature définitive.
    Ce sont les croyances des autres hommes à son égard qui permettent à un individu de définir sa valeur.
    Au fond la philosophie nietzschéenne s'accorde trop bien avec ce lieu commun qui fonctionne dans tous les groupes (dont le groupe-classe), par lequel on le hiérarchise, en donnant une certaine valeur à chacun, de laquelle on ne démord pas, donnant les conditions les plus défavorables à celui qui est jugé le plus négativement.
    C'est justement contre ces blocages que le texte d'ALAIN apporte une ouverture en montrant que la valeur qu'autrui prend à nos yeux n'a jamais à être définitive, parce qu'il dépend aussi de nous qu'elle évolue.

    L'intérêt essentiel de ce texte est de philosophie pratique.
    Il fonde la possibilité d'instaurer une logique de la confiance entre les hommes au lieu de la logique de la défiance qui a majoritairement cours.
    Pour cela il fournit une maxime morale qui, quoiqu'exigeante, est simple et à la portée de tous.
    Celle-ci se fonde sur une conception de l'homme très intéressante car elle le lie essentiellement à autrui tout en préservant sa pleine liberté d'être lui-même.
    Ce texte est un bel exemple de ce que peut être la philosophie, non un discours abstrait, mais un éclairage précieux pour notre vie de tous les jours.

m'écrire    PJ Dessertine