L'anti-somnambulique
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Devoirs corrigés    

Avertissement : L'expérience prouve qu'il n'y a aucun profit à vouloir utiliser des extraits de corrigé pour alimenter un devoir sur lequel on "sèche". A court terme, parce l'hétérogénéité du devoir qui en résulte lui enlève toute crédibilité aux yeux du correcteur. A long terme, parce que l'acquis en compétences de réflexion est nul. Nous encourageons plutôt les lycéens à utiliser ce corrigé parallèlement à l'apprentissage de la méthode (par exemple en essayant de dégager le plan).
 

 

Commentaire d'un texte de Bergson sur la vérité

    « La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l'y chercher, la tirerait de sa cachette, l'amènerait au grand jour. Une affirmation telle que "la chaleur dilate les corps" serait une loi qui gouverne les faits, qui trône, sinon au-dessus d'eux, du moins au milieu d'eux, une loi véritablement contenue dans notre expérience et que nous nous bornerions à en extraire. Cette conception de la vérité est naturelle à notre esprit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu'il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. [ ... ] Mais l'expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable. L'expérience nous présente un flux de phénomènes : si telle ou telle affirmation relative à l'un d'eux nous permet de maîtriser ceux qui le suivront ou même simplement de les prévoir, nous disons de cette affirmation qu'elle est vraie. Une proposition telle que "la chaleur dilate les corps", proposition suggérée par la vue de la dilatation d'un certain corps, fait que nous prévoyons comment d'autres corps se comporteront en présence de la chaleur ; elle nous aide à passer d'une expérience ancienne à des expériences nouvelles : c'est un fil conducteur, rien de plus. La réalité coule ; nous coulons avec elle : et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir. »

BERGSON, "La pensée et le mouvant"

1. Explication des termes

"vérité"
    C'est la notion qui, dans ce texte, fait problème. Il suffit donc ici d'en donner une définition minimale qui serve de base de départ à la réflexion.
    La vérité est d'abord un caractère du discours. Le discours vrai est le discours qui est conforme à la réalité qu'il désigne.
    La première proposition du texte signifie donc que cette qualité du discours a pour fondement un caractère interne aux choses et aux faits.

"science"
    D'une manière générale, c'est le savoir atteint par la démarche rationnelle.
    Depuis le XIXe siècle, chaque science se définit par un objet particulier, des procédures d'expérimentation de cet objet, et l'énoncé de relations formalisables à son propos.
    Au début du XXe siècle, quand Bergson écrit ces lignes, est répandue la croyance que la science pourrait résoudre tous les problèmes de l'homme (idéologie scientiste) ; le ton de la deuxième proposition reflète l'existence de cette idéologie.

"loi"
    la loi scientifique est l'énoncé d'une relation nécessaire, universelle, et donc intemporelle entre des faits. Elle permet d'anticiper des phénomènes et donc, dans une certaine mesure, de maîtriser l'avenir.
    Parce qu'elles établissent des relations nécessaires et formalisables en langage mathématique, les lois scientifiques peuvent être considérées comme "l'armature logique" de la réalité.

"naturelle"
    Il est dans la nature de l'esprit d'avoir tendance à poser l'existence d'une réalité permanente pour rendre compte de manifestations régulières ; or, de fait, les relations qu'établissent les lois, ça marche ! Mais les lois, on ne les voit pas ; c'est donc qu'elles sont cachées dans les choses et la science est cette puissance qui les met à jour !

"l'expérience pure et simple"
    Prenons garde à ce qui constitue véritablement notre expérience : des sensations toujours nouvelles, des états psychiques toujours inédits. C'est-à-dire un "flux" de phénomènes qui ne laisse place, rigoureusement parlant, à aucune permanence. Cf "la réalité coule", "la réalité mouvante".

"fil conducteur"
    Dire que la vérité est un fil conducteur, c'est la considérer non comme un but en soi, mais comme un moyen, tout provisoire, en vue d'autre chose qu'elle-même, ici une certaine maîtrise de l'avenir pour agir.
    Dans le changement incessant qui constitue notre expérience, la vérité est le guide que nous nous donnons pour agir sur la réalité, car il en faut bien un si nous voulons l'utiliser pour satisfaire nos besoins, c'est-à-dire pour vivre.
 

2. Structure du texte

Argumentation :

Première partie (jusqu'à "armature logique") – La thèse réfutée : La vérité comme contenue dans les choses.

1.1 Exposition de cette thèse au conditionnel (jusqu'à "extraire") : la vérité serait cachée au fond des choses, la science la mettrait à jour.
1.2 Jugement sur cette thèse : elle est naturelle.

Seconde partie (de "Mais l'expérience" à la fin) – La thèse établie : la vérité n'est qu'un fil conducteur que nous nous donnons pour agir.

2.1 L'argument qui justifie cette thèse : l'expérience ne nous donne qu'un flux de phénomènes.
2.2 Raison d'être de la notion de vérité : elle nous permet d'anticiper les expériences nouvelles.
2.3 Conclusion : la vérité, c'est ce qui nous permet d'agir.

Thèse : Ce qu'on appelle vérité n'est qu'un fil conducteur que nous nous donnons pour agir.

Problème : La vérité existe-t-elle indépendamment de nous ?

Thèse opposée : Conception de la vérité comme un absolu. Par exemple Platon, "Allégorie de la caverne".
 

3. Intérêt philosophique

A. Critique du réalisme naïf

    Le réalisme consiste à croire en l'existence d'une réalité indépendante de l'homme qui l'observe et la pense. Il est naïf lorsqu'il n'est pas le fruit d'une réflexion mais le produit spontané d'un esprit qui considère comme réalité séparée ce qui se répète dans son expérience, mais qui peut fort bien être lié à sa manière d'aborder les phénomènes.
    Par exemple lorsque nous disons dans le choc de deux boules de billard que l'une est cause du mouvement de l'autre, nous mettons dans la première boule un espèce de pouvoir mystérieux, une "énergie" qui, par le choc serait passée dans la seconde. Mais que nous apporte "l'expérience pure et simple" ? simplement la répétition de la connexion de deux événements (le mouvement de la première boule puis le mouvement de la seconde) qui engendre en notre esprit l'attente du second événement quand le premier se produit. Cf Hume :"Enquête sur l'entendement humain"
    Au fond, le réalisme naïf consiste à prendre pour une expérience ce qui en est déjà une interprétation spontanée qui correspond à ses désirs cachés. Cf Bachelard : "La philosophie du non"
    Cette critique du réalisme dans le texte est prolongée par une critique du scientisme : on croit d'autant plus au pouvoir de la science qu'on met plus de choses à découvrir dans la réalité extérieure.

B. La conception pragmatique de la vérité

    Bergson, dans ce texte, nous dit qu'affirmer une proposition vraie, ce n'est pas du tout accéder au fond des choses, c'est simplement se donner le moyen d'agir sur elles. Au fond, la vérité d'une proposition se mesure à son efficacité ; comme l'écrivait W. James : "Est vraie une idée qui réussit."
    Mais dès lors la notion de vérité est parfaitement relative à la signification qu'on donne au mot réussite :

  • Pour Bergson, la vérité, c'est ce qui permet de satisfaire ses besoins, donc de vivre.
  • Pour Nietzsche, la vérité c'est ce qui permet à l'individu d'affirmer le maximum de puissance par rapport aux autres.
  • Pour Stuart Mill, la vérité c'est ce qui apporte le maximum de bonheur au plus grand nombre d'humains.
    On voit l'extrême ambiguïté de cette conception qui tend à relativiser la notion de vérité jusqu'à lui faire perdre toute sa force propre. En effet pourquoi ne pas dire qu'une proposition est vitale (Bergson), utile (S.Mill), valorisante (Nietzsche), plutôt que de dire qu'elle est vraie ?

C. La vérité est un absolu

    En fait, les doctrines pragmatistes souffrent d'une incohérence foncière : elles ne peuvent appliquer à la valeur de leurs propres énoncés ce qu'elles disent de la vérité en général. Nietzsche serait-il prêt à reconnaître que ce qu'il dit sur la vérité il ne le dit que pour affirmer sa propre volonté de puissance ? S'il dit vrai, il ne faut pas le prendre au sérieux ! Mais alors c'est que cela est faux ! On voit que l'on est mis dans un paradoxe insurmontable, à moins de reconnaître que la vérité ait une valeur absolue.
    Platon, s'opposant aux Sophistes (qui ramenaient eux aussi la vérité à l'intérêt de l'individu) avait remarqué que la vérité - universelle, immuable, éternelle - avait des caractères qui la rendait incommensurable aux contingences de la vie sociale. Cf "Allégorie de la caverne".
    Aristote posait au début de sa "Métaphysique" que la connaissance a une valeur en elle-même : "Tout les hommes désirent naturellement savoir".
    Enfin, il faut reconnaître à Bergson la tentative de promouvoir un sens non utilitaire de la vérité en posant la possibilité d'une coïncidence de l'esprit humain avec le cœur de l'être qui se réaliserait dans l'intuition de la durée.
    On ne peut rendre compte de la démarche de connaissance uniquement par des impératifs pratiques. Ce que l'homme vise quand il entreprend de connaître, et qu'il appelle vérité, est une forme d'absolu.
 

Conclusion


    Il faut savoir gré à Bergson, par ce texte, de nous délivrer d'une conception naïve de la vérité, qui se prolonge par une illusion dangereuse sur le pouvoir de la science : la vérité n'est pas dans les choses.
    Elle est alors en nous ; nous en sommes, en quelque manière, les dépositaires. Mais, nous l'avons montré, pas seulement de la manière envisagée ici par Bergson, c'est-à-dire en tant qu'elle servirait à notre engagement dans la vie pratique, car on perd alors la spécificité de la notion, qui est visée d'absolu.
    Notre désaccord se porte précisément sur ces mots du texte: "et naturelle aussi à la philosophie". Rien n'est jamais "naturel" à la philosophie, c'est par réflexion que des philosophes antérieurs ont mis en évidence les caractères absolus de la vérité, et leurs arguments sont incontournables. Il faut en tenir compte et affirmer que nous avons tous en nous un sens de la vérité comme visée d'absolu et qui est peut-être bien le principal moteur de notre désir de connaître. Il resterait, alors, à en élucider les modalités.

m'écrire    PJ Dessertine