L'anti-somnambulique
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Epistémologie


A propos de l'adéquation des mathématiques
à la réalité naturelle


    Notre point de départ est un sentiment d'étonnement face à certains événements de la connaissance. Les êtres mathématiques, purs produits du jeu abstrait de l'intelligence humaine, s'avèrent parfaitement adéquats pour rendre compte de réalités naturelles.
Par exemple la suite de Fibonacci et la disposition des pétales de la pomme de pin. Prenez une pomme de pin. La disposition des pétales laisse apparaître des spirales, apparemment logarithmiques, à partir de la base, et dans les deux sens. Comptons le nombre de spirales dans un sens, puis dans l'autre. Selon l'espèce ou la variété de conifère, on trouve les couples suivants : (3, 5), (5, 8), (8, 13). Or 3, 5, 8, 13, sont des nombres de la suite de Fibonacci, laquelle est obtenue en additionnant le dernier nombre avec le pénultième pour obtenir le suivant.
    Cet étonnement signifie que nous possédions une croyance quant au savoir mathématique qui nous amenait à attendre autre chose de sa mise en rapport avec la réalité.
    Qu'elle est la croyance implicite qui est ainsi mise en échec par l'applicabilité des êtres mathématiques ?
    Répondre à cette questions est un préalable pour bien situer le problème.

1. Mise en échec de l'empirisme commun

    Il faut se poser la question : quelle situation des mathématiques dans la connaissance scientifique n'étonnerait-elle pas ?
    Ce qui semblerait normal, c'est que les formes mathématiques soient issues, par abstraction, de la considération des objets étudiés. Notre vision spontanée de la science est empiriste.
    Cet empirisme peut être compris comme une intériorisation d'un rapport universel et immémorial au savoir qui est celui installé par l'usage premier et immémorial de la raison technique (voir à ce propos "La leçon de Thalès").
    Dans ce rapport technique au monde l'esprit humain a le monopole de l'initiative face à une nature considérée comme matière passive à connaître.
La droite peut être considérée comme abstraite de l'apparence du fil à plomb, par exemple, et le plan, abstrait de la surface du lac ; et ensuite, on formalise de façon à en faire des outils de raisonnement rigoureux.
    Dès lors, il est étonnant de trouver des situations où des idées – les êtres mathématiques – échappent au contrôle de la pensée humaine, et semblent avoir leur vie propre, comme s'ils avaient déjà informé la matière avant d'accéder au statut de savoir culturel humain par le travail des mathématiciens.
    Or une telle autonomie des idées est contradictoire avec la croyance empiriste.
    Pour rendre compte de l'efficacité des mathématiques, il faut dépasser l'empirisme spontané.

2. Insuffisance des interprétations empiristes élaborées

    D'une manière générale, on peut dépasser cette compréhension empirique commune, en accordant une certaine autonomie aux idées mathématiques ; se dégageant du modèle technique, on ne les concevrait plus liées obligatoirement, par abstraction, au phénomène étudié. Elles seraient déjà là, à disposition, et leur efficacité serait légitimée par leur origine.

2.1 Le langagisme

    En mettant au point un ensemble (évolutif) d'êtres mathématiques caractérisés par leur rigueur rationnelle, les hommes se seraient donnés le bon langage pour expliquer la nature. Ce langage est légitime et efficace parce qu'il a sa source dans l'expérience du monde naturel.
«Toutes les lois sont tirées de l'expérience, mais, pour les énoncer, il faut une langue spéciale; le langage ordinaire est trop pauvre, il est d'ailleurs trop vague, pour exprimer des rapports si délicats, si riches et si précis. Voilà donc une première raison pour laquelle le physicien ne peut se passer des mathématiques; elles lui fournissent la seule langue qu'il puisse parler» (H. Poincaré)
    Mais cette thèse amoindrit la réalité des êtres mathématiques. Pourquoi un seul langage, et parfaitement universel ?
    Il y a une objectivité forte des mathématiques ; d'autant plus forte qu'étant de nature idéelle, elle échappe au devenir naturel des êtres. Or, il n'a jamais existé de langue qui n'évolue jamais ; tout concept a une histoire (il apparaît, évolue dans sa signification et disparaît). La mathématique ne donne pas de bons concepts, elle donne plus, des objets universels et éternels.
    S'est-on avisé que l'existence des êtres mathématiques est la seule objection solide au mobilisme héraclitéen (tout change constamment) ?
    Il y a dans cette interprétation, confusion entre les êtres mathématiques et les concepts. Les êtres mathématiques ne sont pas des concepts parce que, comme le remarque Kant, ils donnent lieu à une intuition singulière. C'est-à-dire que l'être mathématique est saisi d'un seul coup avec sa consistance et ses déterminations ; on peut faire des opérations sur lui, et pas n'importe lesquelles, et il en suivra des conséquences déterminées. En ce sens, il est concret, c'est un objet.
   
Le cas des êtres mathématiques non intuitionnables – de plus en plus nombreux – n'est pas opposable : ils ont tous les autres caractères de l'objectivité notés ci-dessus. Pour le comprendre, on peut faire crédit à la conception constructiviste de Kronecker : "Dieu a créé les nombres entiers, le reste c'est l'homme qui l'a fait", c'est-à-dire comme extension rationnellement légitime d'objets intuitionnés, ils bénéficient de leur valeur d'objectivité.
    D'une manière générale, il faut noter la différence de procédure : les concepts sont induits, les objets mathématiques sont construits.
    D'ailleurs, une langue renvoie toujours à une autre réalité qu'elle désigne ; or, les êtres mathématiques sont très souvent constitutifs de cette réalité : on ne peut pas penser la nature de cette réalité sans penser l'existence de l'objet mathématique.

2.2 Psychologie génétique et cognitivisme

    Selon ces interprétations, les objets mathématiques, du moins leurs éléments de base, se seraient inscrits dans l'esprit comme produit de l'évolution antérieure de l'individu - psychologie génétique - et de l'espèce - cognitivisme – on considère alors qu'ils correspondent à des propriétés acquises du cerveau, identifiables biologiquement. En ce sens leur origine serait naturelle : ils seraient la manière dont l'évolution a su prendre en compte des caractères essentiels du monde environnant.
    Si l'applicabilité des mathématiques au monde naturel est étonnante subjectivement, cela est dû à la non conscience de ce processus d'acquisition. Objectivement, elle est tout à fait logique puisque c'est le monde naturel lui-même qui a déterminé ces conditionnements mathématiques élémentaires.

    Ce qui est très gênant avec ces conceptions c'est qu'elles se posent un problème – le rapport du sujet connaissant à son objet – qu'elles ont déjà résolu dans la pratique puisqu'elles procèdent suivant la méthode expérimentale (et donc selon la croyance empiriste). Est-ce étonnant qu'elles aboutissent à la confirmation de cet empirisme ? En particulier est-il étonnant que l'objet expérimental d'étude que devient le petit bambin (Piaget), où le possesseur de cerveau (cognitivisme) apparaisse n'être guère plus que le produit de son environnement ?
    Soit, le sens de la numération, l'ordre spatial, les rapports topologiques simples, sont le produit de l'activité d'assimilation/accommodation du petit enfant (Piaget). Il est évident que ces compétences contribueront à élucider par la suite un nombre indéfini de phénomènes naturels. La belle découverte ! Mais après ? Qu'en est-il de toutes ces construction purement logiques d'objets, par généralisations de transformations, mise à jour d'isomorphismes, etc. où la notion même d'objet mathématique prend une extension sans limite ?(cf André LICHNEROWICZ, Remarques sur les mathématiques et la réalité ; in Logique et connaissance scientifique — Pléiade ; 1967.)
    Pourquoi ces objets-là, aussi, se retrouvent-ils capables d'exprimer la nature de réalités physiques ?
    Quel est leur rapport avec cette expérience première enfouie dans l'inconscient ?
    N'y a-t-il pas entre les deux toute la créativité d'hommes libres ?
    Les mathématiques ne sont pas un répertoire déterminé de formes que l'homme aurait acquis de par son frottement adaptatif au monde, et qu'il rendrait progressivement à la nature au gré de l'assouvissement de son désir de connaître.
    Les mathématiques sont essentiellement un produit – un des plus beaux – de la culture humaine. A ce titre elles sont une expression de la liberté de l'homme.
    Que l'adaptation du petit enfant, ou de l'espèce ait donné des éléments mathématiques à tous les hommes ne changent rien à cela. Ce fait indique seulement qu'il y a, ici comme ailleurs, une base naturelle à partir de laquelle ce phénomène culturel a pu se construire.
    Ce que nous réclamons ici c'est une explication de l'efficacité des mathématiques qui ne soit pas réductrice, qui ne court-circuite pas leur dimension culturelle.

3. Intermède logique

    L'applicabilité des mathématiques signifie qu'il y a un lien entre l'esprit humain et le monde naturel. Les analyses qui précèdent nous amènent à ne pas nous contenter d'un lien circonstanciel - ce que signifie toujours l'invocation de l'expérience - pour fournir une justification à notre étonnement.
    Il faut alors quitter l'empirisme pour concevoir que ce lien soit inscrit dans la nature des choses.
    Cela signifie qu'il ne faut plus considérer l'esprit humain et le monde à connaître comme simplement séparés.
    Alors, il n'y a logiquement que deux possibilités :
  • soit c'est l'esprit humain qui transcende le monde qu'il connaît. La connaissance de la nature par l'homme est irrémédiablement prise dans les règles de fonctionnement de son esprit, et en quelque façon ces règles sont mathématiques.
  • soit c'est le monde qui transcende l'esprit humain. Et celui-ci est pris dans un ordre mathématique qui informe le monde même.

4. La conception criticiste (Kant)

    La théorie kantienne de la connaissance est née d'une critique de l'empirisme.
    En partant de la séparation du sujet et de l'objet, avec pour seul point de contact l'expérience (empirisme), on ne peut pas rendre compte de la nécessité et de l'universalité du savoir scientifique.
    Pour sortir du problème, il faut accomplir une révolution. La révolution copernicienne consiste à considérer que ce n'est pas l'homme qui essaie d'accommoder sur des choses qui lui seraient extérieures, mais que ce sont les choses, il faut plutôt dire les phénomènes, qui s'adaptent à son pouvoir de connaître.
    Les catégories sont les règles par lesquelles notre esprit constitue les impressions sensibles en objets. Elles sont aussi les règles qui permettent d'établir les relations nécessaires entre objets (la science).
    Par ailleurs, le libre jeu des catégories, hors toute expérience, permet de construire des objets parfaitement intuitionnables, quoique non sensibles : les objets mathématiques.
    Il est donc parfaitement logique que les objets mathématiques soient adéquats à la connaissance scientifique.

    Faiblesses de cette explication :

  • La conception des mathématiques est limitée par l'exigence d'une intuition de l'objet mathématique. Kant passe totalement à côté de la créativité des mathématiques qui ne se sont pas laissées limiter par le besoin d'une intuition.
  • Le criticisme perd, d'une certaine manière, la réalité du monde, qui se dissout dans le pouvoir de légiférer de l'esprit humain. Au point qu'on peut se demander si Kant ne résout pas le problème en supprimant un des termes, le monde extérieur. L'homme, depuis la perception, jusqu'à la connaissance scientifique, n'arrête pas de catégoriser, c'est-à-dire, en un certain sens, il n'arrête pas de mathématiser.

5. Les idéalismes objectifs

    L'autre possibilité est que l'ordre mathématique appartienne à l'essence de l'univers et s'impose à l'esprit humain entant que celui-ci lui appartient.

La volonté de Dieu

    Galilée : Dieu a écrit le grand livre de la nature en langue mathématique.
    Descartes : Dieu a privilégié l'homme en mettant en son esprit les notions élémentaires des mathématiques afin de le faire participer au secret de sa création et aussi lui permettre d'améliorer sa condition.
    Ici on peut évoquer la critique de Spinoza : " La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance .."

Le réalisme

    Les objets mathématiques sont des objets réels, qui existent, d'une existence hors du temps, qui sont accessibles à notre esprit, et peuvent participer à la nature des choses sensibles.
    C'est Platon qui a promu avec le plus de force cette conception, en la reliant à la supériorité ontologique des idées sur les êtres sensibles. (cf. l'analyse de l'égalité dans Phédon 74b – 75c)
    Notons que le platonisme mathématique a été réaffirmé avec force en ce siècle (Gödel, Lautmann). Il se heurte à un problème délicat : quel est le statut de ce monde de pures Idées si l'on n'a plus recours à la métaphysique platonicienne ?

L'essentialisme

    On peut considérer que les objets mathématiques constituent l'essence des êtres, et que l'homme, par son esprit, a un accès privilégié à ces objets.
    Dès le VIème siècle av. JC, Pythagore proclame : "Tout est nombre".
    Platon dans le Timée, fait composer les éléments de l'univers, par le démiurge, à partir de volumes élémentaires (pyramide, cube, octaèdre, icosaèdre).
    Ces conceptions qui sont la solution la plus simple à notre problème, ne peuvent être acceptées telles quelles : il y a à la fois polymorphisme mathématique d'une explication physique, et polyvalence physique d'un objet mathématique.

    Une conception contemporaine qui, par sa généralité, contourne cette objection, est celle d'Alain Badiou (L'être et l'événement, 1988) qui affirme simplement que la théorie mathématique est l'ontologie même, c'est-à-dire, le seul discours rationnel possible sur l'être en tant qu'être ; elle nous décrit la structure de l'être.
    Remarquons que cette conception mérite tout notre intérêt par la mise en évidence, depuis D'Arcy Thompson, de la logique des formes dans la nature. Cette logique montre sa richesse prodigieuse depuis une vingtaine d'années, avec l'apparition des théories dites "du chaos" suite aux travaux de Mandelbrot et de Thom.
    Chaque être, chaque phénomène naturel apparaît ainsi comme une subtile solution mathématique à partir des contraintes générales (structure de l'espace, principes d'économie …) et particulières.

Le parallélisme de Spinoza

    Spinoza a l'originalité de développer une conception qui supprime la séparation entre la pensée et l'étendue (et donc la matérialité de l'univers), elles sont deux expressions de la même totalité à laquelle nous appartenons.
    Il s'ensuit que l'ordre et la connexion des choses est le même que l'ordre et la connexion des idées. Ainsi à toute création mathématique doit correspondre un objet matériel, comme à tout objet matériel doit correspondre une idée rigoureuse, et donc, en droit, formalisable mathématiquement.
    Cette philosophie présente l'intérêt de nous faire échapper à toute hiérarchisation du réel ; elle ne nous oblige pas à aller chercher les idées mathématiques dans je ne sais quel ciel mystérieux ; elles ne sont, nulle part ailleurs que là où on les trouve.

Conclusion

  • Notre étonnement relève d'une vision empiriste naïve de la connaissance scientifique qu'il faut dépasser.
  • Des conceptions empiristes plus subtiles peuvent contribuer à expliquer le succès des mathématiques, mais elles le paient d'une vue très réductrice, et peut être non tolérable, de l'activité mathématique.
  • En dépassant une vision circonstancielle du lien de l'esprit et du monde, le criticisme résout le problème de façon radicale. Mais il méconnaît la créativité des mathématiques, et rend le monde extérieur fantomatique
  • Le problème de l'applicabilité des mathématiques renouvelle notre intérêt pour les conceptions qui placent la mathématique comme appartenant à la structure du monde. Celles qui, comme l'essentialisme de Badiou, la réflexion sur les formes dans la nature, ou même le spinozisme, se dispensent de faire appel à une transcendance, mais laissent place à la possibilité d'une explication déterminée de l'application d'une forme mathématique particulière à un objet particulier, mérite à notre avis un approfondissement.
PJ Dessertine