L'anti-somnambulique
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Histoire de la pensée  

La leçon de Thalès.

Sur le sens des premières cosmologies.


On peut lire l'article complet dans "Les Cahiers Clairaut" – n°82, été 1998.





" Quel est le but qui vaudrait que l'on choisît de naître plutôt que de ne pas exister ? Spéculer sur le ciel et sur l'ordre du cosmos entier."
Anaxagore (V° siècle av.JC)
    Tout enseignement se développe dans l'élément du discours rationnel. A l'enseignant, la raison se donne comme son milieu naturel. L'exigence de rendre raison de ce qu'il affirme, de ne pas se contredire, la mise en ordre déductif de ses propositions, tout cela il le fait, au sens propre, sans histoire. Si bien qu'il lui est difficile d'envisager une époque en laquelle la valeur de la raison, son utilisation généralisée, n'allaient pas de soi.
    Pourtant nous sommes bien obligé de faire droit à la mémoire contenue dans notre culture qu'il fut un temps, le VII° siècle avant J.C., un lieu, la Grèce ionienne et plus particulièrement la cité de Milet, où la pensée rationnelle est apparue. Nous avons alors tendance à envisager cet événement comme une sorte de miracle. Avec Thalès, considéré à la fois comme le premier mathématicien, le premier cosmologue, et le premier philosophe, le savoir se serait transfiguré :
" la Raison se serait tout à coup incarnée. Descendant du ciel sur la terre elle aurait, pour la première fois, à Milet, fait irruption sur la scène de l'histoire; et sa lumière, désormais révélée, comme si les écailles étaient enfin tombées des yeux d'une humanité aveugle, n'aurait plus cessé d'éclairer les progrès de la connaissance " Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs.

    L'apport des historiens contemporains contredit cette vision. La conquête par les hommes du discours rationnel, la généralisation de son usage, s'est faite de façon lente et progressive, à travers de multiples médiations. Nous voulons ici mettre en valeur l'une d'elle : l'investissement par le discours rationnel de cet objet que l'on est bien obligé de penser comme limite de toute expérience possible, qui est intuitionné à partir de la perception du ciel étoilé, et que les Grecs désignaient par le nom de cosmos.
    Que signifie pour l'histoire de la pensée l'investissement du savoir du cosmos par le logos ? Plus précisément, n'est-ce pas à ce stade que se joue l'avènement du projet scientifique ? Et si tel est le cas, que peut-on en apprendre sur la nature de la science ?

Des physiologues...

    Il y a une indistinction entre la cosmologie et la philosophie dans le savoir que l'on attribue aux Milésiens. De fait ces dénominations n'avaient pas encore cours au VI° siècle av. J.C.; elles n'ont donc, à leur endroit, de valeur que rétroactive (le premier emploi attesté du mot philosophos apparaît chez Héraclite, un siècle après Thalès). Pour ces premiers penseurs, la dénomination exacte est phusiologos, celui qui propose un discours rationnel sur la nature entendue comme un tout. Là est en effet leur audace : proposer de rendre compte de la totalité de ce qui a existé, existe et peut exister par le discours rationnel.

Il y a une raison technique universelle...

    En soi, la capacité d'explication rationnelle n'était pas une nouveauté. Disons même qu'en un sens, la raison est aussi vieille que l'homme et ne peut en être séparé. En effet, parmi les primates, l'homme s'identifie, pour le paléontologue, par sa culture d'outils. Or l'existence d'outils comme patrimoine collectif transmissible, présuppose la connaissance et la maîtrise symbolique de relations causales. Un silex taillé, cela signifie qu'un individu a choisi la bonne pierre, l'a taillé avec le bon outil suivant la bonne méthode, et a été capable de l'utiliser de manière efficace ; cela implique donc la connaissance de toute une chaîne de relations causales. Mais cela signifie aussi la capacité de concevoir par la pensée, et aussi de transmettre par la parole, toute la chaîne procédurale ; cela présuppose donc la maîtrise du discours rationnel (voir notre texte sur "humanisation et langage"). Le savoir technique est un savoir rationnel, ou il n'est qu'un savoir de rencontre, sans lendemain, comme celui du chimpanzé du zoo qui sait utiliser un bâton pour rapprocher à portée d'un membre antérieur une banane posée devant la grille de sa cage, mais l'oublie aussitôt la banane obtenue.

    Le mythe de Prométhée tel qu'il est transmis par Platon Protagoras, 320d-321d touche juste en ce qu'il décrit l'homme comme l'espèce à laquelle les dieux n'ont pas donné des attributs physiques et instinctuels suffisants pour survivre, mais à laquelle, pour suppléer à cette lacune, ils ont donné le savoir technique. Et ce savoir consiste essentiellement dans la capacité de raisonner sur les causes.

Le discours mythique est complémentaire de cette raison technique...

    Il est là nécessaire de dépasser les oppositions trop simples, et de reconnaître que, en ce sens technique, le discours rationnel n'est pas du tout antithétique du discours mythique. C'est bien pour rendre raison des phénomènes naturels que l'on évoque les tribulations des dieux. Il s'agit là encore d'un investissement technique de la raison : on identifie des rapports fiables entre les événements - c'est la causalité - afin d'en modifier le cours à son avantage. Seulement, il y a des phénomènes dont la cause est hors de portée de l'expérience humaine ; l'homme en invente une alors, imaginaire certes, mais au surplus régressive, c'est-à-dire fondée sur l'expérience infantile de son rapport aux parents : la volonté toute puissante d'un être extraordinaire qu'on peut infléchir par ses prières.
"…les hommes observaient le système céleste et son ordre immuable, et le retour périodique des saisons de l'année, sans pouvoir en reconnaître les causes. Ils n'avaient donc d'autre recours que de tout remettre aux dieux, et de faire tout tourner sur un signe de leur tête " LUCRECE, De la Nature, Livre V.

    Le mythe doit alors être compris comme ce qui permet de parfaire, d'achever le discours de la raison technique.

l'objet-univers exclut le discours mythique...

    Or, et pourrait-on dire du jour au lendemain, il n'y a plus aucune place pour le discours mythique chez les penseurs de Milet . Et ceci pour une raison de principe : leur discours a pour objet l'univers. En effet cet objet est, entre tous, unique, car il est à la fois homogène à l'expérience de tout un chacun (on peut le concevoir comme prolongement de ses intuitions sensibles) et il ne laisse aucune réalité en dehors de lui. Dès lors que l'on vise l'objet-univers, on exclut toute autre réalité qui relèverait d'un type d'expérience inconnu de nous, et pour laquelle il faut bien poser l'existence de sujets tout aussi inconnus. Il n'y a donc plus de dieux ; il n'y a plus d'instance transcendante qui explique d'autant mieux qu'elle est inexplicable, mais seulement descriptible au gré de l'imaginaire humain. Le discours mythique est donc disqualifié, ainsi que le domaine du sacré qu'il institue.
    L'homme n'a plus à être pieux, à se soumettre à l'autorité des prêtres, mais aussi à attendre leur secours. Il se retrouve seul avec son expérience du monde et sa raison pour lui donner sens.

L'audace étonnante des Milésiens...

    Il faut reconnaître que c'est aux Milésiens que nous devons la position du concept d'univers dans toute sa pureté. Les penseurs grecs qui ont suivi et qui, eux se sont fait appelés philosophes, ont été généralement en retrait de cette pureté . Il s'agit là d'une audace étonnante qu'il faut mesurer au risque qu'elle implique. La cohérence d'une vision du monde est une nécessité vitale pour l'homme car elle lui permet de donner sens à sa vie. Et il a besoin de sens pour trouver matière à se projeter dans l'avenir et ainsi continuer à vivre. Se détourner de tout discours mythique, alors qu'ils étaient les exclusifs pourvoyeurs de sens, c'est se retrouver devant l'abîme. On pense à Descartes ayant douté jusqu'au bout,
" comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pied dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus " Méditation seconde.
On ne sait si les Milésiens ont exprimé une telle inquiétude. Ce qui est certain, c'est qu'ils ne lui ont fait aucune concession,
" avec eux, la nature, dans sa positivité, a envahi tout le champ du réel ; rien n'existe, rien ne s'est produit ni ne se produira jamais qui ne trouve dans la phusis, telle que nous pouvons l'observer chaque jour, son fondement et sa raison " J.P. VERNANT, "Les origines de la philosophie", in Philosopher, Denoël.

Ils ont posé la raison comme valeur en soi...

    Il n'y a pas à expliquer ce radicalisme des premiers penseurs ioniens, il faut le saluer. Ici justement pour la première fois, par sa pensée, l'homme exprime pleinement sa liberté. Mais, pour autant, il y a aussi quelque chose d'important à comprendre : en osant penser ainsi l'univers, ces hommes ont affirmé, pour la première fois, une confiance totale dans la raison. Ce qui ne fut, pendant les millénaires précédents, qu'une attitude d'esprit nécessaire pour identifier des régularités dans la suite des événements afin d'en tirer une capacité d'anticipation minimum pour survivre, devient objet d'investissement pour soi. La raison est devenue valeur en soi. Comment ce qui n'avait été jusqu'alors qu'une valeur instrumentale a-t-il pu s'élever au firmament de la pensée, comme ce qui donne sens à la vie humaine ?

Le logos comme moyen pour résoudre le problème de la violence...

    Cette promotion du logos - discours rationnel - n'est compréhensible que référée à la profonde mutation du monde grec entre les VIII° et VI° siècles. Au départ, il s'agissait d'une société encore aristocratique et guerrière, c'est-à-dire structurée par la prééminence de familles dont le pouvoir était fondé sur la tradition et sur la possession des instruments de la force (armes et chevaux). Une classe montante, tournée vers les échanges marchands (artisans, commerçants, marins), qui avait donc intérêt à ce que la société s'installe dans la paix, aurait alors imposé d'autres pratiques sociales. Cela s'est concrétisé d'abord par une réforme judiciaire. A la place d'une sentence royale consacrant le résultat d'une épreuve de force réglée par le droit coutumier, le jugement est désormais prononcé par un juge au terme d'un débat contradictoire entre les parties, lequel lui a permis de comparer les arguments afin de mettre à jour la vérité objective.
    Les décisions judiciaires procèdent donc désormais d'une joute verbale dont les règles sont celles-là même qui régissent l'usage de la raison technique : mettre à jour la cause, ne pas dire une chose et son contraire. Le résultat est le même : mise à jour d'une proposition - la vérité objective - sur laquelle chacun peut être librement d'accord ; librement, cela veut dire sans que cet accord dépende d'autre chose que de la reconnaissance de la valeur intrinsèque du discours. La vertu de cette nouvelle procédure est donc de clore de manière définitive le litige. Le discours rationnel se révèle ainsi capable de réaliser une avancée décisive dans la solution du problème le plus lancinant de la vie sociale, celui de la violence.

L'institution de la démocratie comme consécration de la valeur de la raison...

    Dès lors, comment ne pas voir dans l'avènement de la démocratie qui, chronologiquement, semble embrayer directement sur cette transformation judiciaire, l'expression du désir d'étendre à l'ensemble de la vie sociale une procédure - le débat contradictoire - dont on a expérimenté le caractère bénéfique ? Le logos prend ainsi dans la vie sociale une importance qu'il n'avait jamais eu, il devient en fait le principal instrument du pouvoir ; et corollairement l'agora, lieu où se déroulent les procès, où se débattent les lois, où se prennent les décisions collectives, devient le centre de la cité.
    Il est significatif que Thalès, le premier cosmologue, ait été l'un de ces Sept Sages auxquels la tradition a attribué la fondation des institutions démocratiques dans les cités grecques. On reconnaît en lui le principal porteur du flambeau de la raison qui a permis à la société grecque de sortir d'un état de violence endémique, de se stabiliser et de s'épanouir.
    J.P. Vernant a montré de façon convaincante comment Anaximandre, disciple de Thalès, a produit une théorie cosmologique sur le modèle de la structure de la cité grecque ("Géométrie et astronomie sphérique dans la première cosmologie grecque" - Mythe et pensée chez les Grecs) : la terre est au centre de l'univers, à égale distance de tout, comme l'agora est au centre de la cité, lieu de référence d'une égalité de droits entre tous les citoyens. On peut voir dans cette analogie le signe d'un mouvement du logos de la société vers le cosmos. L'usage du logos avait réussi à résoudre les problèmes essentiels de la vie sociale, il a ainsi acquis un prestige tel qu'on l'a jugé capable de dire l'univers.

La raison devenue théorie est contemplation de l'ordre du monde...

    "L'eau est le principe de toutes choses", "la terre flotte sur l'eau comme un morceau de bois"; ces propositions que la tradition retient de Thalès jettent la pensée dans une aventure dont le paysage est entièrement renouvelé. De ces propositions, il n'y a rien à faire. Pour la première fois ce qui est dit sous la forme du logos ne sert à rien ; et surtout pas à prier. Il s'agit de la première théorie (du grec theôreîn = contempler). Platon rapporte l'anecdote :
"Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu'il s'évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel. et qu'il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds." Théétète, 174a-175c
on peut se demander ce qu'il pouvait bien voir là-haut qui lui fît négliger son intérêt personnel.
    Cela est indiqué dans la signification du mot contempler. En telle activité l'esprit est en une sorte de jubilation ; il se repaît de ce qui a tant de valeur pour lui qu'il en oublie sa fonction ordinaire et utilitaire qui est de déterminer ce que sont les bons comportements du point de vue des intérêts humains. Une telle attitude, on le sait, peut se produire au contact d'une œuvre d'art. Mais alors que dans ce dernier cas c'est par sa capacité d'imaginer que l'esprit s'élève, dans la théorie, c'est par sa capacité à raisonner. On peut appeler ordre la valeur dont l'esprit se nourrit dans la contemplation théorique. Contempler signifie alors connaître la relation nécessaire entre les phénomènes, mais aussi l'homogénéité de l'univers régi par une même loi, et donc la nécessité et l'unité du monde . Mais cela signifie aussi avoir conscience de l'accord de l'esprit qui connaît avec le connu, et encore du pouvoir de la pensée libre d'accéder, au-delà du chaos des événements, à l'ordre sous-jacent, et même avoir révélation de l'harmonie de soi et du monde dans ce savoir, ...et on n'en finirait pas d'aligner les déterminations car c'est le propre de la contemplation de ne jamais en avoir fini avec son objet ; celui-ci est illimité, et il n'est pas inexact de le penser, à la manière hégélienne, comme une présentation de l'absolu.

L'essence de la science...

    Il nous paraît que l'on ne peut comprendre l'ensemble de l'aventure scientifique, et toute la générosité humaine qu'elle a catalysée, si l'on ne la réfère pas à cette attitude inaugurale des Milésiens. L'essentiel de la science est là, dans cette attitude désintéressée de l'esprit raisonnant qui met à jour un ordre, et qui trouve toute sa satisfaction dans la contemplation de cet ordre.
    L'ordre ? On a beau déroger à un déterminisme strict, établir des relations aléatoires entre les phénomènes, comme en mécanique quantique, c'est toujours un ordre qu'on révèle. La théorie du chaos, ce n'est déjà plus le chaos !
    Le désintéressement ? On a beau accuser les scientifiques d'être pris dans le jeu des relations humaines et des pouvoirs sociaux - on ne s'en est pas privé ces dernières décennies - , on ne peut comprendre la découverte scientifique si l'on ne pose pas qu'au moment où le scientifique se concentre sur son objet de recherche, tous les autres intérêts sont disqualifiés ; il a oublié la multinationale qui le finance, le confrère avec lequel il est en rivalité, la publication projetée qui le valorisera, seul vaut le segment de l'ordre du monde qu'il veut mettre à jour.
    Par le désintéressement intrinsèquement lié à son objet, rien n'est plus clairement scientifique que la cosmologie ; par sa présence, depuis Thalès, elle est la référence permanente du projet scientifique ; elle est vraiment la reine des sciences.

La science moderne a renoncé à viser la totalité...

    Il faut remarquer ici que la multiplicité des sciences est incohérente avec le projet scientifique tel que nous l'avons déterminé par son origine. Cela fait désordre. Et c'est effectivement un désordre dû à un facteur extrinsèque lié à la révolution galiléenne. A partir du XVI° siècle on a conçu le dessein de mettre la théorie au service des intérêts humains. La démarche, en soi, n'est pas illégitime ; elle exprime une nouvelle confiance de l'homme en lui-même par rapport au monde naturel, ce qui peut être compris comme une manifestation de maturité. Cela a permis l'émergence de la méthode expérimentale : on ose, maintenant, mettre la Nature à la question ; et le gain en savoir théorique est évident. Mais cela a conduit à l'émiettement de domaines théoriques qui se sont formés au gré des contingences de l'histoire humaine, et, en corollaire, à la spécialisation des hommes de science.
    C'est en ce point que l'on peut comprendre la séparation entre la philosophie et la science. Elle ne va pas de soi ; elle n'est en tous cas pas inscrite dans la perspective originaire. Il y a une coïncidence qui paraît significative : la notion de philosophie apparaît à la fin du VI° siècle, au moment coexistent plusieurs théories cosmologiques - en particulier celles de Thalès, Anaximandre, Anaximène et Xénophane - incompatibles entre elles. Or le mot philosophos - ami de la sagesse - exprime un renoncement au statut de Sage (celui qui possède le savoir achevé) dont Thalès était encore crédité. Comme si l'ardeur théorique des débuts avait buté sur des problèmes immanents. C'est bien le cas. Il est vite apparu que le discours théorique ne pouvait être, du moins sans arbitraire, achevé. Comment penser la diversification du monde si l'on pose un principe unique ? (du point de vue de Thalès, pourquoi tout n'est-il pas resté "eau" ?). Si tout change constamment, quel est le point fixe à partir duquel ce changement peut être pensé ? Si l'univers est fini, qu'y-a-t-il au-delà de sa limite ? Faut-il accepter que le Temps ait un commencement et une fin (points aveugles pour la raison) ? Ou bien peut-on le rationaliser comme Éternel Retour ? Mais alors comment déterminer la durée du cycle ? C'est à l'horizon de ces questions que point le problème de l'homme, de sa place dans le monde, de ce qu'il peut et doit y faire, problème que prendra clairement en charge la lignée socratique.
    Ces problèmes que posait l'entreprise scientifique, les penseurs, jusqu'à l'époque moderne, ne les ont jamais occultés. C'est pour cela qu'ils étaient tout autant philosophes qu'hommes de science. Il était en effet de l'essence même de l'ambition théorique promue par les Milésiens de faire porter la mise en ordre rationnelle sur la totalité du réel et d'assumer les problèmes que cela posait. A partir du moment où l'on a circonscrit délibérément un domaine particulier de recherche, et un type de questions à résoudre, on s'est donné les moyens d'établir beaucoup de propositions théoriques, exploitables du point de vue technique ; mais en écartant ainsi les questions apparemment insolubles et improductives, on a renoncé à un réquisit essentiel de l'entreprise scientifique qui est la contemplation de la totalité comme unité.

Conclusion

    On peut considérer le développement des sciences modernes soit comme une régression, soit comme une synthèse.
    Comme un régression car en déterminant les savoirs théoriques en fonction de leur utilisation technique, il semble bien qu'on ait rétabli le primat de la raison technique comme ce fut le cas pendant bien longtemps, avant la venue des Milésiens. La persistance, voire le regain des croyances religieuses, et même des discours mythiques au sens le plus large, à notre époque, confirmerait cette interprétation.
    Comme une synthèse car la raison contemplative, quoiqu'encadrée, annexée même, n'a jamais été éliminée, en sa visée propre, par cette opération. Et ceci a permis, en dépit de retombées néfastes dont tout esprit lucide s'inquiète, des avancées décisives dans la maîtrise par l'homme de ses conditions d'existence.
    Quoiqu'il en soit, il importe de remarquer, pour terminer, que la visée rationnelle héritée des Milésiens n'a jamais été abandonnée. La flamme a été entretenue au moins par les cosmologues. Au sortir d'un siècle particulièrement fébrile dans la parcellisation et l'exploitation des sciences, Einstein a réaffirmé de manière exemplaire l'exigence d'une théorie unificatrice. De nos jours, plus que jamais depuis Galilée, les meilleurs scientifiques n'ont de cesse de renouer des fils entre les domaines théoriques séparés afin de faire progresser la raison contemplative. Ils confirment ainsi Aristote :
" Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation." Ethique à Nicomaque, X,9.

m'écrire  PJ Dessertine,  1998