Introduction
[
... ] Nous pouvons en effet partir du constat que l’espèce
humaine n’est pas déterminée, comme les autres espèces,
par l’homéostasie planétaire. Une preuve simple en
est l’absence de milieu dédié. Toute autre espèce
vivante est liée à un milieu qui est conforme à ses
caractères morphologiques et physiologiques. Ce milieu est une
certaine configuration d’espace en lequel l’espèce
épanouit sa vitalité et hors duquel elle dépérit.
L’homme n’a pas de milieu propre. Il se donne les moyens de
vivre n’importe où.
Cette liberté
d’occupation de l’espace doit d’emblée être
rapportée à une modalité plus profonde de la liberté
de l’espèce humaine. Tout individu vivant se
détache en effet dans le monde perçu parce que ses mouvements
sont à la fois imprévisibles et orientés. Ils sont
imprévisibles parce qu’ils ne sont pas simplement déterminés
mécaniquement. Ils sont orientés parce qu’ils servent
une fin. Cette fin est facile à identifier pour l’ensemble
du monde vivant : entretenir sa vie et la reproduire. Si nous appelons
nature la cohérence sous-jacente à la vitalité planétaire,
nous pouvons admettre que cette fin ? de la prospérité d’une
espèce à travers le comportement de ses individus, couplée
à l’attachement à un milieu, sont les moyens de la
nature pour assurer la dynamique vitale de la planète. Or
l’homme peut se soustraire à cette finalité. Ses comportements
peuvent servir des fins toutes autres, et qui se présentent comme
émanant de lui. Il est par exemple capable de renoncer à
la procréation pour une valeur qu’il juge supérieure.
Comme notre rencontre en ces lignes l’illustre, l’homme peut
se poser la question « Pourquoi …? » Telle
est sa liberté fondamentale. [ ... ]
Chapitre 1 : La malignité
humaine
[
... ] Si le comportement d’un individu humain est régulièrement
éprouvé comme nuisible, on peut en rendre compte en attribuant
le caractère de malignité à sa personnalité
– la notion de personnalité indiquant une certaine manière
de poser sa liberté dans le monde.
Dans
le diagnostic de malignité de l’homme, on généralise
ce caractère à l’ensemble de l’espèce.
L’espèce humaine aurait une propension à choisir des
comportements nuisibles à sa planète et, finalement, à
l’ensemble d?es humains qui y vivent ou qui y vivront.
Mais
qu’entend-on par « choisir des comportements nuisibles
à sa planète » ? Car peut-on envisager que, pour
les hommes, porter atteinte à leur planète soit un bien
? C’est une idée qui paraît indéfendable et
qui n’a d’ailleurs jamais été défendue.
Il
faut ici nous reporter au principe que l’espèce humaine est
singulière en ce qu’elle possède une liberté
qui lui permet de vivre n’importe où et de suivre d’autres
fins que celles que la nature assigne à l’ensemble du monde
vivant.
Ce
principe était ainsi exprimé par Brunetto Latini3
(vers 1265) : «
Où que j’aille, je serai en la mienne terre, puisque
nulle terre ne m’est exil, ni pays étranger ; car bien-être
appartient à l’homme, non pas au lieu. »
Mais
cette élégante formule recèle un mystère :
que peut signifier ici « appartient » ?
Est-ce
une appartenance par défaut ? Le bien (« bien-être
» dans la citation) que poursuivr?ait l’homme lui appartiendrait
en propre tout simplement parce qu’il ne serait pas le bien commun
des espèces vivantes – la vie harmonieuse en un milieu défini.
Ou
alors cette appartenance est-elle positivement fondée sur la volonté
de l’homme ? Selon cette seconde signification, l’homme, contrairement
aux animaux, poserait ses propres fins. En somme si les êtres vivants
dans leur ensemble sont sous le régime de l’hétéronomie,
car leur fin est déterminée extérieurement à
eux par les règles de la biosphère, l’homme ferait
exception comme seule espèce autonome, ses fins venant de lui-même.
Choisir
entre ces deux significations, c’est choisir deux interprétations
de la liberté humaine.
Selon
la première, il peut très bien y avoir des facteurs extérieurs,
autres que les exigences de l’homéostasie planétaire,
qui motivent les comportements humains ; si bien qu’une telle liberté
doit inclure l’hétéronomie. La liberté de l’homme
ne serait alors que la possibilité de se comporter de manière
déliée des lois de la biosphère.
La
seconde signification appelle une liberté autrement plus exigeant?e
puisqu’elle implique que l’homme dispose d’une dimension
spirituelle propre qui lui permet de poser et d’élaborer
le problème de la fin qu’il donne à sa vie.
De
ces deux significations nous savons que la seconde – la liberté
comme autonomie – est pertinente : elle est présupposée
par notre démarche même, et exprimée dans le titre
de notre ouvrage, et par celui de la collection qui l’accueille
– « Pourquoi ? »
Mais
nous ne pouvons pas pour autant exclure la première interprétation.
Car rien n’établit que ce champ de comportements soustrait
à l’emprise de la régulation par la biosphère
soit nécessairement pris en charge par l’activité
spirituelle de l’homme. L’expérience montre au contraire
que l’homme peut se comporter de manière irréfléchie
sans pour autant que ce comportement relève de l’instinct.
On appelle ici « instinct » la tendance spontanée à
un comportement défini, dans certaines circonstances définies,
et qui exprime la loi de la biosphère.
Qualifions
de « réactifs » ces comportements qui n’expriment
ni les lois de la biosphère, ni la décision réfléchie
de l’individu. En effet, et on trouve c?ette analyse chez Spinoza4,
nous réagissons alors à quelque événement
qui nous touche, et notre comportement s’explique plutôt par
la nature de cet événement que par ce que nous sommes.
Ainsi,
puisque l’homme n’épuise pas sa planète par
choix délibéré, et puisqu’il ne peut bien évidemment
pas le faire par instinct, des trois modalités du comportement
humain que nous avons distinguées, seul le comportement réactif
reste pertinent. La thèse de la malignité des hommes doit
être considérée comme un jugement sur des comportements
réactifs de leur part, lesquels se trouvent avoir des effets dommageables
pour leur planète.
Insistons
sur le fait que le domaine des comportements réactifs appartient
bien au champ de la liberté. Lorsque, dans son irréflexion,
l’homme attente à sa planète, il n’est pas pour
autant le jouet d’une quelconque fatalité. Il n’y a
pas des circonstances qui le déterminent comme réactif,
alors que d’autres lui permettent de choisir. L’homme peut
toujours choisir5. En vertu de cette dimension spirituelle
que nous lui avons reconnue, qui lui permet de se poser le problème
de ses propres fins, il peut toujours ne pas faire droit à son
inclination à réagir, c’est-à-dire la désapprouver,
sinon lui résister, et &?eacute;viter les circonstances qui la
déterminent.
Pierre-Jean
Dessertine
Pourquoi l’homme épuise-t-il
sa planète ? — Aléas, 2010
3. Italien (v. 1220 – v. 1294), aussi connu sous le nom francisé
de Brunet Latin, auteur du Livre des Trésors, d’où
est tiré ce passage (adapté de la langue d’oïl).
4. Éthique, III, définition 2.
5. Du moins si l’on fait abstraction de circonstances exceptionnelles,
très temporaires, en lesquelles l’instinct s’impose
en court-circuitant la conscience réfléchie.
Extrait 2 : Possibilité
de la mercatocratie
|