L'anti-somnambulique | Retour à l'accueil |
Intempestifs |
Notes :
Attention au ciel
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » PASCAL
Et pourtant peut-on concevoir événement plus décisif pour l'histoire de la pensée ?
Car ces mots, toujours prêts à prendre voix, qui sont notre bagage de route, composent aussi notre monde commun, celui auquel nous nous reportons par assentiment implicite lorsque nous communiquons.
Un mot qui disparaît et c'est notre monde qui change.
Et cela semble bien être une loi de la conscience collective qu'un mot nouveau soit accueilli en fanfare, tandis qu'un mot perdu passe inaperçu.
En effet ce qui est perdu, c'est ce qui n'est plus nommé, et donc ce qui n'a plus droit de Cité. Il n'y a même pas recours au mot pour émettre un jugement négatif à son égard.
Il peut ainsi y avoir des éléments millénaires du monde qui disparaissent dans une indifférence quasi parfaite.
On se retrouve dans un monde différent sans vraiment en avoir pris conscience.
Ainsi, semble-t-il, sommes-nous en train de perdre le ciel.
Certes le mot ciel est encore couramment utilisé ; mais, remarquons-le, presque exclusivement comme support d'adjectifs météorologiques.
Ce n'est assurément plus du tout la signification du mot telle qu'elle a été développée dès les premiers textes de l'antiquité grecque.
Le ciel que Thalès contemplait au point de tomber dans un puits.
Le ciel que parcourait l'attelage ailé de Platon. (Phèdre)
Le ciel dont le Christianisme faisait le but d'une vie terrestre méritante.
Le ciel qui pour Kant était le pendant externe de la loi morale interne (n. 1).
Mais il ne s'agit aucunement, ici, d'épancher je ne sais quelle nostalgie d'un idéalisme impénitent !
Le problème est de savoir si nous devons vivre sans ciel.
Le ciel est-il une signification que l'homme pourrait délaisser au gré des contingences historiques de ses intérêts ?
Ou bien cette signification exprime-t-elle une dimension à ce point essentielle de l'existence humaine que son abandon signifierait une mutilation de son humanité, et donc une aliénation de sa liberté ?
En première approche, la signification du ciel est celle d'une réalité perçue.
Il est ce qui se trouve en haut, dans l'espace humain.
Mais ce haut devient horizon, bordant notre sol-plan, lorsqu'on regarde la mer. Et la nuit, il devient l'infini enveloppant du ciel étoilé.
Au vrai, le ciel n'est pas objet de perception ; il n'est pas de ces êtres qui structurent la réalité perçue en lui donnant une profondeur à mesure humaine, c'est-à-dire suggérant des actions possibles, plus ou moins immédiates, plus ou moins compliquées, mais qui sont toujours des perspectives de vie.
Le ciel n'est pas situable dans l'espace. Il ne se contourne pas ; même en imagination ; il est bien plutôt ce qui toujours nous contourne.
Ainsi l'expérience sensible du ciel est l'expérience d'une impossibilité de perception.
Or il est fort possible que l'expérience du ciel, comme perte d'un référentiel spatial qui définisse son milieu de vie, réactive un vécu fort archaïque.
Nouveau-né jeté dans le vide par la parturition, braillant et battant des membres, chacun de nous vécut d'abord le trauma d'un espace sans repères.
Nous nous sommes assez bien récupérés depuis, apprivoisant suffisamment l'espace pour en faire le milieu neutralisé de notre action.
Mais à condition de s'en tenir à la perception des objets du monde.
Car lorsque nous levons les yeux et laissons notre regard être happé par l'infini du ciel, ne nous rappelons-nous pas, en quelque façon, cette expérience primordiale de notre mise en espace, qui fut à la fois délivrance et angoisse ?
Sommes-nous vraiment sauf de cet effroi d'être jeté dans le vide ?
Notons que le vertige - dont on aperçoit facilement la proximité avec ce que peut nous faire éprouver le ciel nocturne - renvoie au même type d'expérience à la fois attirante et angoissante, par déroute des repères spatiaux, lors de la perception de l'espace à partir d'une position de surplomb.
C'est en cela peut-être que - surtout lorsque la nuit il apparaît dans sa profondeur - le ciel fascine (n. 2) et effraie (n. 3).
La notion de ciel porte en elle une vérité existentielle : nous ne maîtrisons pas l'espace, ou plutôt, si nous le maîtrisons, ce n'est qu'illusoirement parce que localement.
Reste toujours la présence de cette échappée vers le haut qui fait de nous le jouet de l'infini.
L'individu humain est l'être qui est perdu dans l'espace.
Menace mais aussi fascination et promesse, car le ciel désigne ce qui nous transcende, donc par où est surmontée notre finitude, donc la valeur par excellence (comme l'espace nouveau auquel nous nacquîmes put être valorisé comme la délivrance d'une insupportable finitude de l'espace intra-utérin).
L'individu humain est l'être qui contemple le ciel.
Nous pouvons vivre sans ciel, et d'un certain point de vue, nous pouvons vivre mieux. Mais exactement comme Hanna Arendt dit que nous pouvons vivre sans pensée. Car nous perdons alors la lucidité sur une dimension essentielle de notre humanité.
Il y a lieu alors avancer quelques jugements sur le monde contemporain :
Si l'on retient que l'apparition de la philosophie a été intimement liée à la contemplation du ciel , on peut inférer là un facteur concourant à la difficulté des lycéens contemporains à accéder à la réflexion philosophique.
Mais ce n'est qu'une autre manière de formuler ce que nous avions développé par ailleurs : le monde virtuel est essentiellement inhabitable.
Il y aurait des analyses plus développées et fort éclairantes à faire sur cette occultation contemporaine du ciel. Il s'agit en tous cas d'un processus clairement engagé. On peut penser qu'il n'en est qu'à ses débuts si l'on prend garde à quel point il est congruent à l'idéologie marchande dominante.
Celle-ci insinue que tous les désirs de l'homme peuvent se résoudre dans la frénésie consumériste ; ce qui est une manière de tout rabattre sur le monde des objets, et donc d'escamoter le ciel.
Que nous ayions conscience que cet escamotage puisse être tout autant une perte de notre espace proprement humain !
Alors s'il advenait vraiment que nous soyons de plus en plus engagés à vivre comme des rats, cela serait en connaissance de cause !